

Cuisine, table, luxe et physiologie du goût… parution de trois essais pour saisir le goût des philosophes
Les philosophes ont-ils du goût ? J'entends par là le sens 1er du goût, le fait de goûter, le fait même de déguster et de savourer. Car, oui, les philosophes sont bien capables d'en discuter, d'en délibérer, de théoriser le goût, ils sont bien capables de parler du jugement de goût, des normes du goût, des critères du goût, autrement dit, du goût esthétique. Mais ont-ils pour autant du goût, eux ? Ont-ils le sens du goût, celui qui suggère la saveur, le plaisir, la sensation même de jouir d'une bonne chère, et le sentiment bien simple, mais qui leur paraît souvent bien trivial, de l'agréable et de l'agrément ? Réponse avec trois ouvrages.
A écouter Kant, en tout cas le personnage de Kant et la vision qu'en a proposée Philippe Collin, dans son film, Les derniers jours d'Emmanuel Kant (adapté du récit de Thomas de Quincey), et qui rejoint un peu aussi la vision qu'on a du philosophe de la morale, austère et rigoureux, on a envie de répondre : non, les philosophes n'ont pas le sens du goût. Le café ne se boit que parce qu'il doit se boire, à l'heure, pour se réchauffer. Et pas pour le plaisir.
Mais, tant qu'à ouvrir le goût à d'autre sens que le pur goût esthétique, autant ouvrir notre vision des philosophes. Ca fait bien longtemps que le corps et l'esprit ne font plus qu'un : intérêt pour la matière, théories sur le corps, exaltation de l'incarnation, les philosophes se sont mis à table. C'est ce que montre très bien Normand Baillargeon, dans son beau livre, illustré avec goût et rigueur (comme quoi l'un n'empêche pas l'autre), A la table des philosophes. La cuisine est-elle un art ? Peut-on manger des animaux? En quoi manger est-il un choix politique ? Les ingrédients sont réunis pour joindre la pensée à l'agréable... Mais jusqu'où ? Discuter du goût, est-ce en avoir ?
Certes, il n'y a plus d'un côté le corps et de l'autre l'esprit, mais, en philosophie, manger, boire, en général, prendre du plaisir... c'est toujours un peu suspect. En cause : l'excès, l'intempérance, la dépense, la débauche ! Olivier Assouly, dans une anthologie sur le luxe, a ainsi collecté les grands textes sur la question : et à la manière de Madame de... qui avoue son goût pour le goût, il y a toujours une culpabilité à en avoir et le risque du trop-plein.
Rousseau et le luxe de la vanité et de la mollesse, Jean-Baptiste Say et la consommation improductive, ou encore Peter Sloterdjik et la théologie capitaliste des désirs : ces grands textes révèlent que le goût, c'est l'air du soupçon. Mais c'est qu'à discuter ou à culpabiliser, on se situe toujours à côté : à côté du goût comme fait même de goûter, on y voit toujours autre chose que le goût (le rang social, le désir vain et le jeu des intérêts). Les philosophes en parlent certes, mais ils ont un problème avec le goût, ils en font un problème moral, politique, artistique... pourquoi ne pas le voir dans son mécanisme même, dans sa beauté, dans toute son épaisseur, sa saveur ?
On pourrait écouter et lire pendant des heures du Brillat-Savarin, s'en délecter même... Avec sa Physiologie du goût (qui reparaît), on revient au fait même de goûter : le goût se sent, ça se mange, et ça se boit. C'est peut-être parce qu'il n'était pas philosophe... et pourtant, un plat est aussi bon (la description d'une omelette, les effets d'une boisson) qu'une belle problématique de philosophie sous sa plume : en témoigne cet extrait d'« éprouvette gastronomique » soit un mets parfait dont la seule évocation doit suffire à émoustiller les « puissances dégustatrices ». De quoi révéler que l'idée se goûte elle aussi.
L'équipe
- Production
- Autre