

Le philosophe Thierry Paquot fait paraître "Dicorue, ou son Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains"
Un dictionnaire aujourd’hui... Parmi tous ceux parus depuis septembre (Dictionnaire de la psychanalyse, Dictionnaire du conservatisme, ou encore Dictionnaire des biens communs), celui qui a retenu mon attention aujourd’hui, c’est le Dicorue, de Thierry Paquot, sorti aux éditions du CNRS, ou le Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains.
Il a retenu mon attention, parce qu’une question me travaille depuis longtemps : peut-on parler d’une philosophie de la rue ? Certes, certaines philosophies antiques s’y faisaient, en marchant, et à la rencontre de tous… mais comme on parle aujourd’hui d’une école de la rue (avec d’autres codes, d’autres enseignements), peut-on parler non pas d’une pensée sur la rue ou qui a seulement lieu dans la rue, mais peut-on parler d’une philosophie de la rue, issue, surgie de ses coins et recoins, imprégnée de son ambiance ? Laquelle ?
De A comme Abribus, je cite, ces « mini-stations sans réelle qualité d’accueil », à Z comme Zone, ceintures faites de zoniers puis de zonards, en passant par 178 entrées, évidentes pour un dictionnaire urbain (comme Boulevard, Square, Taxi) ou plus détonantes mais qui ont effectivement cours dans les rues (comme Pisse, Chewing-Gum, ou Guérilla urbaine et jardinière), le philosophe Thierry Paquot fusionne et partage son amour de l’espace urbain et des dictionnaires.
Je partage aussi cet amour des dictionnaires (dans mon cas, c’est parce que leur exigence n’oblige pas la nôtre et que l’on n’est jamais forcés de les finir), mais pour Thierry Paquot, c’est parce que chaque entrée est comme un petit poème. Et c’est vrai ! d’autant plus quand il s’agit de lieux devenus typiques, mythiques et poétiques, comme un café, une fontaine ou un gratte-ciel.
Ce qui est alors intéressant, c’est que ce Dicorue est aussi un point de vue, une promenade personnelle, du choix des entrées à leurs traitements (agrémentés de références musicales, bibliographiques ou cinématographiques), et il y a quelque chose de subjectif et d’irrévérencieux qui contredit la visée objective et solennel de tout dictionnaire. A le lire, on se croirait presque avec Baudelaire et son alchimie de la boue. D’où ma question : s’il y a une philosophie de la rue, qu’un tel dictionnaire pourrait proposer, comment l’entendre, non pas comme une pensée sur la rue, qui la décrirait dans ses méandres, mais comme une pensée, notre pensée, surgie et faite de la rue, qui en garderait ainsi les bruits, les traces, la beauté et la saleté, l’atmosphère ?
Quand l’air de la rue asphyxie… c’était, vous l’avez reconnu, les voix de Louis Jouvet et Arletty dans Hôtel du Nord. Et c’est peut-être là un début de philosophie de la rue : une tension entre des milieux que l’on parcourt sans cesse et que l’on ne voit plus (on parle ainsi de villes déshumanisées), mais qui, tout à coup, se rappellent à nous, et de manière extraordinaire, avec cette odeur qui nous insupporte, ces bruits qui nous entêtent, et cette foule qui nous étouffe.
Dans l’entrée « charme », Thierry Paquot le souligne : si la rue n’a rien de charmant, sauf à la rendre charmante et à en faire une carte postale, mais cliché et à distance, elle a malgré tout quelque chose du charme qui nous envoûte. Et tel un dictionnaire, sans début ni fin, la rue, elle aussi, charme : on se déplace à travers un centre-ville, tout autant que ses rues nous déplacent et nous décentrent. Celles-ci nous portent, nous endorment, détournent nos sens et tracent nos directions, elles incorporent ainsi nos âmes et nos gestes, nos mémoires, presque malgré nous.
Qui n’a pas en effet un souvenir lié à un banc, à une place, à un métro, qui tout à coup ressurgit et qui nous rappelle qu’on traverse la ville autant qu’elle nous traverse ?
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