Proust, philosophe ou sociologue ?

Marcel Proust
Marcel Proust ©Getty -  Hulton-Deutsch Collection/CORBIS
Marcel Proust ©Getty - Hulton-Deutsch Collection/CORBIS
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Après les lectures philosophiques de Proust, le temps est-il venu pour les sociologues de s’en emparer ?

Les sociologues prennent-ils leur revanche sur les philosophes, et grâce à Proust ? D’accord : j’invente une querelle qui n’a pas vraiment lieu entre ces deux disciplines, et évidemment, je caricature le propos de Jacques Dubois, à qui l’on doit cet essai paru au Seuil : Le roman de Gilberte Swann. Proust sociologue paradoxal. 

Mais le constat est là : jusqu’ici les lectures qui ont prévalu de l’œuvre de Proust était soit psychologiques, soit philosophiques, insistant tantôt sur l’amour et ses névroses, tantôt sur le temps et la mémoire. On peut ainsi penser à Gilles Deleuze (Proust et les signes), à Julia Kristeva (Le temps sensible : Proust et l’expérience littéraire), mais aussi à Didier Eribon (Théories de la littérature) et Vincent Descombes (Proust, philosophe du roman)… mais justement, Didier Eribon est aussi sociologue, et Vincent Descombes dit de Proust qu’il a un “flair sociologique”. 

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A quoi se repère ce “flair sociologique” chez Proust ? Comme on l’a entendu : à toutes ces relations sociales, amicales ou mondaines… Et de fait, bains de mer, réunions familiales, salons, Combray, Guermantes, etc., le narrateur de la Recherche ne cesse de se promener et de nous promener de groupes en groupes. Si on est plongé dans son intériorité et dans sa conscience,  celle-ci ne s’exerce qu’au contact des autres, sous formes de souvenirs, de sensations et de commentaires. Mais évoquer ces interactions sociales et interindividuelles suffit-il à faire de Proust un sociologue ? A détecter une sociologie ? 

C’est qu’il faut être clair sur cette place de la sociologie. Comme le précise dès le début de son livre Jacques Dubois : le “flair sociologique” qu’évoque Vincent Descombes ne relève pas seulement de l’instinct, mais ne renvoie pas non plus à une théorie sociologique qui se serait parée des atours de la fiction. Dans cet essai, il est plutôt question d’un entre-deux : d’un “sens du social”. Et c’est bien ce qui frappe dans la démarche de Jacques Dubois, cette manière de flairer, de sentir, d’humer, à son tour, ce sens du social de Proust… 

Oui, ce qui se joue ici, avec cette approche sociologique, mais avec toute approche, philosophique ou psychologique, d’une œuvre, c’est moins ce qui a lieu dans l’œuvre que ce qu’on veut bien y voir. Quel regard pose-t-on sur une œuvre ? Quel regard veut-on poser et peut-on poser ? Avec quelles lunettes ? Celle d’un philosophe ou celle d’un sociologue ? Si une œuvre n’existe pas indépendamment de ses spectateurs et lecteurs, une lecture pure, vierge, est-elle alors envisageable ? Ou, à l’inverse, celle d’une lecture totale, embrassant tous les points de vue, est-elle possible ?

De la même manière que le narrateur parle toujours de son point de vue, avec ses goûts et dégoûts, nous le lisons toujours du nôtre, d’un certain point de vue subjectif, social, culturel, avec des affinités sociologiques ou philosophiques, voire les deux. Si l’on peut détecter un sens du social chez Proust, un flair sociologique, cela a-t-il en revanche un sens de s’en tenir à celui-ci ? De ne voir qu’à travers celui-ci ? Comment lire d’un certain point de vue une œuvre et ne pas occulter toutes ses subtilités ? C’est l’enjeu, au fond, de la lecture. 

Dans un premier chapitre, passionnant, Jacques Dubois nous dévoile l’époque de Proust : cet air du temps imprégné des débuts de la sociologie : Emile Durkheim et le fait social total, Gabriel Tarde et les interactions individuelles… Débuts qu’aurait captés Proust sans le revendiquer et même en les tournant en dérision…  Trois occurrences du terme “sociologie” apparaissent ainsi dans la Recherche : dans la bouche de Swann, Saint-Loup et Charlus, c’est-à-dire dans la bouche de trois personnages à contre-courant, et qui emploient ce terme de manière dépréciative… 

C’est à cet usage ironique de la “sociologie”, amusante et poétique, que s’attache alors ce livre. Mais le personnage principal ici, c’est Gilberte, héroïne d’une “sociologie paradoxale”. Et là est l’intérêt de cette lecture sociologique : prendre le parti d’avoir un parti, une vision, de s’en faire sa propre contrepartie, et d’entendre aussi les autres partis.