

Aversion des élites, du peuple et de l'autre... la haine est dans l'air du temps. Mais faut-il nécessairement la condamner ou se demander ce qu'elle révèle des fractures de notre société ? Et si la haine avait des bienfaits ?
C’est un signe du temps : il y a de la haine dans l’air.
Réseaux sociaux, rejet des médias, complot antisémite, terrorisme, déni du peuple ou colère envers les élites… L’époque est bien à la haine.
Dès lors, les parutions se mettent à la page : la
Revue des Deux Mondes de ce mois de juin consacre tout un dossier spécial à la haine française, et les Editions Payot ont fait paraître
L'Etranger, un recueil de textes du philosophe et sociologue allemand Georg Simmel, sur les haines sociales. De quoi éclairer, donc, cet air du temps…
La haine, ressort et signe
Les Gilets Jaunes ont fait éclater au grand jour certaines des grandes dissensions qui structurent la société française.
Il y avait eu des signes avant-coureurs : les black blocs, Nuit Debout, des émeutes en banlieue, et il y a des éléments de langage : "fractures sociales", "creusement des inégalités", "colère populaire", mêlant autant les causes que les manifestations de la haine.
C’est que la haine, justement, est aussi bien une cause qu’un effet, un ressort, un mécanisme, qu’un signe, un phénomène. Elle est ainsi autant un mobile qui pousse à agir que la forme de l’action elle-même : c’est par haine que l’on agit avec haine. C’est ce qui la rend aussi diffuse aujourd’hui : il y a à la fois des raisons d’être haineux, et une manière d’être haineux.
Mais à quoi tient cette diffusion aujourd’hui ? Pourquoi la haine est-elle un signe de notre temps ? Y a-t-il une multiplication de ses causes, plus de raisons d’être haineux aujourd’hui, ou une intensification de ses effets qui fait que nous avons moins de filtres, que nous empruntons plus facilement sa voie ?
Un ciment clivant
En 1995, Mathieu Kassovitz sortait son film culte La Haine, avec ce film et ce titre, il a désigné d’un seul mot tous les conflits profonds entre la jeunesse et la police. Il les a rendus visibles, mais ils ne sortaient pas de nulle part. Ils étaient déjà là, profonds, mais ils n’étaient pas montrés.
Ce film a ainsi révélé que la haine avait quelque chose de permanent, de constitutif, mais qu’elle n’était pas toujours belle à montrer et à voir. Evoquer la haine, c’est donc dévoiler et scandaliser, car on désigne cette ambiguïté fondamentale : la société se soude essentiellement et paradoxalement sur des conflits, des dissensions, de l’aversion.
C’est ce que dit Georg Simmel, dans son texte « Sur la psychologie sociale de l’hostilité », un groupe se réunit contre un ennemi qu’il hait, mais il est lui-même fissuré, en son sein, par la haine. Comment comprendre alors que la haine soude en fait ceux qu’elle divise ?
Aussi nécessaire que l'amour
Se pencher sur les occurrences de la haine dans les textes classiques revient aussi à se pencher sur son contraire : l’amour.
Dès l’Antiquité, Empédocle a ainsi fait de l’amour et la haine les deux forces réciproques, positive et négative, qui structure le mouvement du monde.
Dans son traité sur les Passions de l’âme, Descartes consacre un article conjoint à l’amour et la haine. On porte de l’amour aux objets qui nous font du bien, on les hait quand ils nous sont nuisibles.
Mais que dire des objets nuisibles qui nous font du bien ? Et que faire de la haine qui nous soulage ? Il y a un bienfait de la haine. Baudelaire dit ainsi que « La haine est une liqueur précieuse, fait avec notre sang, notre santé, notre sommeil, et les deux tiers de notre amour ».
Condamner la haine elle-même, la mettre du côté du mal, est du coup trop réducteur. Car, en fait, elle n’est pas l’objet du mal, mais elle permet de le désigner, de le nommer. L’époque n’est donc pas mauvaise ou plus mauvaise, elle est surtout plus radicale parce qu’elle veut montrer et dire ce qui va mal pour aller vraiment mieux.
Sons diffusés :
- Reportage sur l'acte III des Gilets jaunes, 01/12/2018, France Info
- Bande-annonce du film La Haine de Mathieu Kassovitz, 1995
- Extrait de la chanson des Rita Mitsouko, Y'a D'la Haine
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