

La naissance de Jésus a souvent été liée à celle d’Adam, le premier homme.
Comment le récit de la Genèse, qui occupe dans la Bible une place modeste – 50 lignes – mais inaugurale, a-t-il longtemps influencé notre conception des origines de l’homme et de sa destinée ? Stephen Greenblatt y consacre 400 pages serrées, centrées sur « le pouvoir étrange et durable du storytelling, l’art de la narration » qui a fait de « ces quelques versets d’un vieux livre le miroir où nous semblons apercevoir la longue histoire de nos peurs et de nos désirs. » L’ouvrage paru chez Flammarion sous le titre Adam et Ève explore les innombrables retombées de cet « hymne à la responsabilité de l’homme, fable funeste sur la misère humaine, célébration de l’audace et incitation à la misogynie la plus violente ». Des différentes versions du récit « aux rivages darwiniens de l’évolutionnisme », en passant par la masse des interprétations et commentaires, l’atelier des plus grands artistes de la Renaissance – Dürer et Caravage – ou Le Paradis perdu de Milton, ce spécialiste de Shakespeare fait le tour de la prodigieuse fécondité de cette histoire invraisemblable d’un homme et d’une femme nés adultes, avec un serpent doué de parole et un arbre conférant la connaissance du bien et du mal ; en s’intéressant notamment à la lecture chrétienne qui a mis l’accent sur la désobéissance d’Adam – la première faute, le premier péché – et sur la perte catastrophique de l’Eden. Et c’est là qu’intervient la figure de Jésus, le rédempteur désigné comme le « nouvel Adam ». Les premiers chrétiens suivirent en effet l’apôtre Paul « qui retraça le lien entre la mort – supplice universel et inévitable – et les actes des premiers êtres humains entraînés au mal par la ruse de Satan. Mais ils trouvaient leur consolation dans leur foi en un nouvel Adam, Jésus-Christ qui par sa passion et sa mort avait réparé les dommages causés par le vieil Adam. Le sacrifice ultime du Messie, espéraient-ils avec ferveur, permettrait aux croyants de recouvrer l’innocence perdue et de regagner le paradis. » Saint Paul l’affirme dans une lettre aux Corinthiens : « la mort étant venue par un homme, c’est par un homme aussi que vint la résurrection des morts ». Par la suite, les théologiens chrétiens développeront l’analogie : « le jour où le Christ s’était incarné était mystiquement relié au jour où Dieu avait formé l’homme avec de l’argile. De même, le jour où l’enfant Jésus avait été mis au sein correspondait au jour où Dieu avait formé les étoiles. »
Et Ève dans tout ça ?
D’une manière générale, elle n’a pas le beau rôle. Mais dans les livres retrouvés en Égypte au fond d’une jarre – un ensemble désigné comme la bibliothèque de Nag Hammadi et sans doute caché au IVème siècle par des moines coptes redoutant la répression de l’Église contre les textes jugés « hérétiques » – on trouve L’Apocalypse d’Adam, où celui-ci attribue à Ève la connaissance, non pas des turpitudes humaines, mais de la Gnose, c’est-à-dire de la révélation de la divinité et de la connaissance de soi… Et là, c’est elle qui devient le personnage principal, tout comme dans un autre texte, qui commence à circuler en grec au Ier siècle, La vie d’Adam et Ève, qui lui aussi témoigne qu’au-delà de la fascination exercée par le récit succinct des origines, « les lecteurs exigeaient d’en savoir plus ». En l’occurrence Ève est même créditée de l’invention de l’écriture ! Afin d’assurer à la transmission du récit une inscription plus durable que la parole. Ce qui nous ramène à la question du récit et de la narration : pour Stephen Greenblatt, le souffle de vie qui fut insufflé à Adam, ce fut d’abord « le souffle d’un conteur ». Et la Bible, tout comme les textes babyloniens dont elle s’inspire souvent, « s’appuyaient certainement, comme des voiles gonflées par le vent, sur des siècles de tradition orale ». Les deux dernières livraisons des Cahiers de littérature oralesont consacrées aux vies extraordinaires. Agnès Clerc-Renaud et Cécile Leguy identifient ainsi les caractéristiques des récits exemplaires et hagiographiques qui forment « la fabrique du saint ou du héros » : « l’acte narratif participe à transformer post mortem les protagonistes en héroïnes ou héros légendaires que leur geste associe à des lieux particuliers, les attachant ainsi au territoire où est censé s’être déroulé l’un ou l’autre épisode de leur vie ». C’est souvent la mort, et le lieu de sépulture, qui contribue à en faire « des figures de recours sanctifiées, entourées de pratiques cultuelles » et qui incarnent notamment « la médiation entre les mondes ». De la Chine au Brésil en passant par l’Inde, Madagascar, le Cameroun ou l’Irlande, les différentes contributions explorent les ressources et le caractère performatif de ces récits transmis par la tradition orale, qui ont ceci de commun avec les contes merveilleux que, par leur ancrage local – même au terme d’un vagabondage planétaire – ils nous éclairent sur le quotidien ou les valeurs d’un groupe social, « voire de ses relations avec d’autres groupes ». Comme le rappelle Josiane Bru dans le bel ensemble publié aux Presses universitaires du midi sous le titre Le conte populaire français, celui-ci constituait « une des rares distractions de la société rurale dont il traduit les rêves et les espoirs d’une vie meilleure ». Et dans sa postface à l’ouvrage, Nicole Belmont livre sa version de la morphologie du conte : d’une part l’histoire simple et naïve et d’autre part le contenu latent « dont l’efficacité était d’autant plus sensible qu’on ne cherchait pas à le déchiffrer, le laissant aller à la voix conductrice ».
Par Jacques Munier
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