

Les enquêtes d’opinion n’ont pas vu venir l’importance de l’abstention lors des élections régionales. Le débat est ouvert sur leur fiabilité à l’approche de la présidentielle.
Et c’est en fait cette abstention record qui a faussé les pronostics. Comme le souligne Matthieu Goar dans Le Monde, même si elle est forte dans toutes les strates de la population – 69 % chez les cadres, par exemple –, elle est encore plus marquée dans les catégories sociales volontiers favorables au RN, "notamment dans les zones touchées par la désindustrialisation et le chômage des jeunes" : 75 % chez les employés et chez les ouvriers, 87 % chez les 18-24 ans, 83 % chez les 25-34 ans : "en moyenne, la participation n’a été que de 27 % parmi ceux qui disent avoir voté Marine Le Pen en 2017". A contrario, la participation a été plus importante dans les milieux dits "conservateurs" comme les retraités, à 47%.
Cette abstention différentielle dans un corps électoral réduit a eu des effets exponentiels et a bénéficié aux sortants.
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Pour remédier aux distorsions apportées par l’abstention, alors que les sondés hésitent à l’assumer ouvertement, les instituts de sondage ne comptabilisent que les personnes "qui mettent une note de neuf ou dix lorsqu’on leur demande si elles sont certaines d’aller voter". Mais ça ne résout pas le problème de la prévisibilité de l’abstention, qui ne cesse d’augmenter. Il est vrai que d’autres facteurs ont joué dans une élection peu mobilisatrice, mais il semble qu’une tendance paradoxale est apparue dimanche : "l’abstention affaiblit le RN quand elle devient le réceptacle des colères, une sorte de non-vote protestataire".
Anticiper l’abstention
D’où l’observation de Frédéric Dabi, directeur général de l’Ifop, dans La Croix : les deux régions où son institut "a été très proche du rapport de force électoral réel, c’est l’Île-de-France et la Corse, où le RN est secondaire". Il suggère d’affiner la mesure de l’abstention en ajoutant des questions du genre "Condamnez-vous les personnes qui s’abstiennent ? Ont-elles raison ?" pour identifier chez le sondé une empathie envers les abstentionnistes. Mais Bruno Cautrès estime que la méthode de l’échantillonnage selon les catégories socio-professionnelles et l’âge semble avoir failli : "le sondage a-t-il bien porté sur des personnes qui sont représentatives du corps électoral ?" En cause notamment le sondage en ligne "dans un contexte de démobilisation où les populations qui vont le plus voter ne sont pas forcément celles qui sont le plus susceptibles de répondre à un sondage par Internet". Pour Albert Zennou, dans Le Figaro, les régionales auront mis en cause le caractère de "prophétie autoréalisatrice" qu’on attribue parfois aux enquêtes d’opinion électorales : l’idée que les indécis calquent leurs choix politiques sur ceux des autres, "ralliant le candidat donné gagnant par les sondages".
Sémiologie de la gifle
Dans sa chronique du Monde, Luc Bronner analyse l’abstention comme un décalage croissant entre l’offre politique et la demande électorale. Faire du scrutin des régionales un prélude à la présidentielle, composer "des listes, façon IVe République, avec des alliances à géométrie variable", centrer le débat sur l’insécurité alors que les jeunes, notamment, ont surtout subi les effets collatéraux de la crise sanitaire, tout cela a conduit à une cinglante "gifle symbolique pour le monde politique". Rejoignant l’analyse, Cécile Alduy livre sur le site AOC une pénétrante sémiotique de la gifle présidentielle. À commencer par l’incroyable concert d’interprétations dissonantes qui ont suivi le geste du jeune royaliste d’opérette, et d’abord dans son propre camp. Marine Le Pen parle de "bouillie idéologique" à propos de ses motivations. Mais en déclarant qu’Emmanuel Macron représente la déchéance de notre pays, Damien Tarel "ne fait-il pas écho au discours décliniste (et décliné depuis quarante ans par divers Le Pen) dont la présidente du Rassemblement national a encore exprimé la teneur en mai 2020 en ciblant le président ("cette crise sanitaire et sa calamiteuse gestion sonnent l’alarme, celle du déclin et, si rien n’est fait, de la déchéance_")_ ? Quant à l’élyséen offensé, son "art de l’esquive" l’amenant à relativiser le geste est révélateur du registre macronien : "la neutralisation des conflits par le déni et l’euphémisation".
Il faudrait méditer ce retour du réel à l’heure où le monde politique se complait dans les éléments de langage. Sinon, c’est la société française tout entière qui risque de "se prendre une claque" en 2022.
Par Jacques Munier
"Pourquoi vouloir ramener à hauteur d’homme le président de la République, si ce n’est parce qu’il n’y a plus d’échelon intermédiaire légitime à qui parler, ni processus de médiation politique accepté (l’élection, la délégation, le débat) ? Cet épisode serait anecdotique s’il ne soulignait abruptement qu’il n’y a plus la médiation ni des métaphores ni de la représentation politique pour exprimer les désaccords." Cécile Alduy
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