Aux origines de l’écriture

L’homophonie et la syllabe, la liste de choses à fixer...
L’homophonie et la syllabe, la liste de choses à fixer... ©Getty
L’homophonie et la syllabe, la liste de choses à fixer... ©Getty
L’homophonie et la syllabe, la liste de choses à fixer... ©Getty
Publicité

Un nouvel ouvrage sur l’invention de l’écriture paraît aujourd’hui, c’est l’occasion de revenir sur cette question restée ouverte.

Le livre est dû à une spécialiste de philologie mycénienne de l’université de Bologne, Silvia Ferrara, il est publié au Seuil sous le titre La fabuleuse histoire de l’invention de l’écriture, titre un peu fanfaron mais conforme au ton direct et enthousiaste de l’auteure, et à sa prodigieuse érudition, qui va de l’Égypte ancienne à la Méso-Amérique en passant par la Mésopotamie ou la Chine, voire à des écritures non déchiffrées comme en Crète ou sur l’île de Pâques. D’ailleurs, à rebours de son titre, Silvia Ferrara questionne le terme lui-même d’invention pour lui préférer celui de processus, qui rétablit un lien entre les symboles inscrits sous forme de dessins et un ensemble articulé de significations comme l’écriture hiéroglyphique. Il y a 5000 ans, près de deux millénaires avant l’invention de l’écriture, les Sumériens en Mésopotamie dessinaient des objets avec des nombres sur des tablettes d’argile pour enregistrer des transactions liées à leurs temples. Et déjà l’invention est en marche : les biens qu’il faut rembourser au temple d’un côté de la liste, les chiffres de l’autre et au-dessus d’eux une canne de roseau. La canne se dit GI en sumérien, mais le mot a aussi un autre sens : « rembourser ». Le son est le même, la signification différente : en utilisant le symbole de la canne, le comptable dit une chose qu’il ne sait pas encore écrire. C’est l’étincelle de l’invention, bien avant la lettre : l’homophonie et la syllabe, la liste de choses à fixer... L’image du rébus est ici éclairante : le son d’un logogramme peut signifier autre chose que ce que représente le dessin.

Du logogramme on peut passer à l’idéogramme, le dessin d’un pied peut signifier « marcher », et c’est parti ! Un détour par l’une des quatre écritures présentes en Crète, la seule déchiffrée à ce jour - c’est-à-dire dont nous connaissons la langue - illustre l’importance de la syllabe comme élément de base commun au langage et à l’écrit. À côté des taureaux, partout présents dans l’iconographie et la culture minoenne, les chats jouent un rôle plus subtil : on les voit au milieu des signes avec leurs grands yeux, et on les entend... Ils font « ma », et c’est aussi une syllabe. Toutes les premières écritures sont syllabiques, et articulent ces briques de base de l’expression, communes à l’oral et à l’écrit. Par rapport à cette invention, l’alphabet n’est qu’un épiphénomène, affirme Silvia Ferrara, « un produit démocratique et économique destiné à un succès qui n’avait rien de prévisible ». 

Publicité

On a souvent associé l’origine de l’écriture à l’administration des États naissants, et notamment aux inventaires comptables. Mais des empires comme celui des Incas ne sont pas passés de cette forme d’écriture à la notation de la langue et, à l’inverse, l’Égypte ou la civilisation sumérienne étaient déjà très développées à l’apparition de l’écriture. À Chypre, île de tous les mélanges, l’écriture minoenne adoptée pour la langue chypriote n’est pas utilisée pour la gestion mais pour le plaisir et - je cite - « pour se la péter ». 

Qu’est-ce qui manque à mon bel anneau en or ? Il ne manque plus que la touche finale : une inscription.

À son stade le plus contemporain, l’écriture se développe aujourd’hui dans l’écosystème numérique du web. Blogs littéraires, twittérature, écriture profilaire consistant à investir les plateformes avec des profils d’emprunt.. Kenneth Goldsmith, militant pour une écriture du plagiat et auteur de L’écriture sans écriture (Jean Boîte Éditions) défend le principe du « génie non-original » contre la figure romantique et solitaire du « génie » en littérature façon XIXe siècle. Selon lui, du copiste médiéval à l’adepte du détournement situationniste, toute une culture de l’écriture à seule fin d’elle-même a préparé cette « utopie d’une critique du travail et de la valeur dans l’espace sans valeur de la poésie ». Dans la revue Communication & langages Servanne Monjour, professeure de littérature comparée à la Sorbonne, étudie cette forme d’écriture littéraire sur de nouveaux supports et rappelle ses affinités avec les avant-gardes : « outre un principe d’innovation technologique, sont valorisés les effets de discordance avec la tradition, d’écart esthétique ou de déviation ». Autre époque, autres enjeux : dans Traque traces, Cécile Portier pratique « une forme d’écriture littéraire des données » : créer par la fiction « de fausses données numériques venant s’ajouter à la masse des données réelles », comme un cheval de Troie pour tromper les algorithmes et « écrire sur les sismographes sociaux qui nous écrivent ».

Par Jacques Munier