"Cancel culture"

La couv' du 14 janvier 2015
La couv' du 14 janvier 2015 ©AFP
La couv' du 14 janvier 2015 ©AFP
La couv' du 14 janvier 2015 ©AFP
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Alors que vient de s’ouvrir le procès des attentats de janvier 2015, l’Ifop publie une enquête commandée par Charlie Hebdo sur l’état de l’opinion en matière de liberté d’expression, de blasphème et de caricatures.

59% des sondés considèrent que les journaux ont eu raison de publier les caricatures de Mahomet « au nom de la liberté d’expression », ce qui représente une hausse de 21 points par rapport à 2006, lors de la première publication des dessins par Charlie Hebdo. A l’inverse, 31% des personnes interrogées jugent que « cela constituait une provocation inutile », en baisse de 23 points. Quant aux Français musulmans, 69% condamnent, et les croyants en général comprennent mieux l’indignation suscitée par cette publication : 32% contre 25% chez les non croyants. La surprise vient des plus jeunes – les moins de 25 ans. 47% d’entre eux jugent que les journaux ont eu tort. 

Il faut sans doute y voir l’influence des discours de "respect" et de "tolérance" à l’égard des autres, qui se traduit chez les jeunes par une opposition de principe à tout contenu potentiellement offensant pour des minorités perçues comme "dominées", analyse l’Ifop.

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Et cela dénote également une relative indifférence à l’égard de la liberté d’expression et de la liberté de la presse, sans doute liée à l’influence des réseaux sociaux. Dans Charlie Hebdo, Laure Daussy revient sur le phénomène américain de la « cancel culture », ou « culture de l’annulation », ou encore de « l’effacement », et qui utilise beaucoup les réseaux sociaux. « C’est le dernier avatar d’une censure venue non pas de la droite mais de la gauche – résume la journaliste – au nom des luttes des mouvements féministes, antiracistes ou pour les droits des personnes LGBT. » Une forme de « name and shame », mais ce ne sont pas seulement des propos qui sont condamnés, c’est symboliquement leur auteur qui doit être « effacé ». Pétitions, cyberharcèlement, pressions de toute sorte pour réduire à la disparition sociale toute personne ayant eu des mots considérés « offensants ». Aux Etats Unis, ça peut se traduire par des démissions ou des licenciements, Laure Daussy en donne plusieurs exemples, notamment dans la presse. Mais l’un des plus parlants est celui d’Adolph Reed, professeur émérite de l’université de Pennsylvanie, soutien de Bernie Sanders et noir, qui devait intervenir devant le mouvement « socialiste démocrate » pour expliquer que la gauche était trop focalisée sur les débats autour de la « race » au détriment des questions d’inégalités sociales. « Après des menaces de piratage de son intervention sur Zoom, les organisateurs ont préféré l’annuler. » Cette forme d’ostracisme se développe aujourd’hui dans nos facs, comme lors de l’annulation à la Sorbonne de la pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, pour cause de « blackface ». 

La politique du hashtag et du « shaming »

Dans Le Monde, plusieurs tribunes ont récemment abordé cette question, ouvrant le débat. Un collectif de 150 intellectuels – dont les écrivains Salman Rushdie et Kamel Daoud, ou la journaliste féministe Gloria Steinem – ont dénoncé les dérives de la « cancel culture ». Mais pour l’historienne Laure Murat, la politique du hashtag, c’est la protestation « d’une population exaspérée, marginalisée et sans autre voix ni pouvoir que l’Internet ». Et pour Éric Fassin, « Faire honte, c’est discréditer des valeurs pour en accréditer d’autres, plus démocratiques ». La campagne contre la « culture de l’annulation » lui rappelle celle menée contre le « politiquement correct ».

C’est bien la même complainte sur la "tyrannie des minorités" et le "maccarthysme de gauche", sur la persécution des hommes blancs hétérosexuels.

Le sociologue considère la pratique comme une technique politique. Et il demande « qui annule qui ? Les manifestants qui déboulonnent des statues ou les policiers qui tuent impunément ? »

Black Lives Matter et #metoo sont aussi des réponses à la valorisation de l’homme blanc sexiste et raciste par Donald Trump.

Il estime que ces contre-publics minoritaires qui bousculent la sphère publique lui imposent « une forme d’ouverture démocratique – d’autant plus nécessaire au moment où des médias font la part belle au discours d’extrême droite ». Et qu’en l’occurrence « le terme de censure est trompeur : pour interdire, il faut avoir le pouvoir d’interdire. Ne nions pas les rapports de pouvoir. »

Pour conclure provisoirement, voici une histoire de censure à l’ancienne, que rapporte Marie Barbier dans Mediapart. Il s’agit du livre de Pauline Harmange au titre provocateur Moi les hommes, je les déteste, mais dont le contenu l’est beaucoup moins : un éloge de la misandrie contre la misogynie. Sans l’avoir lu, un chargé de mission au ministère de l’égalité femmes-hommes menace les éditeurs de saisir la justice si l’ouvrage n’est pas retiré de la vente, dans une démarche semble-t-il personnelle, au motif que la provocation à la haine à raison du sexe est un délit pénal. À suivre…

Par Jacques Munier