

Le président de la République envisagerait de célébrer officiellement le 50ème anniversaire de mai 68.
Même s’il semble en retrait aujourd’hui, dans des termes très macroniens, relayés par son entourage auprès du Huffington Post : « [Le Président] n'a jamais annoncé officiellement vouloir le commémorer, pas plus qu'il ne renonce à le faire [...]. L'Elysée mène une réflexion qui n'est pas aboutie à ce stade, sur ce qui pourrait être commémoré en 2018. » C’est que l’année s’annonce chargée en la matière : le 4 octobre, on célébrera les 60 ans de la Constitution de la Ve République, le 10 décembre, les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l'Homme; et le 11 novembre aura une importance particulière comme fin du cycle des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale. Quoiqu’il en soit, le débat est lancé et le premier à avoir pris la balle au bond est Luc Ferry, qui se demandait dans Le Figaro : « de quoi se mêle l'Élysée quand il veut récupérer un mouvement qui se voulait radicalement hostile au pouvoir? » Le philosophe avait jadis commis un livre avec Alain Renaut sur La pensée 68, qu’ils assimilaient à l’anti-humanisme en vogue chez Foucault, Derrida, Bourdieu ou Lacan, lesquels n’avaient pourtant pas attendu Cohn-Bendit pour occuper « le devant de la scène » et décréter « la mort de l’homme ». La question en l’occurrence est de savoir ce que va au juste proposer de célébrer le président, se demande Luc Ferry : « l'effondrement du système scolaire? La reddition honteuse des intellectuels les plus éminents aux délires maoïstes, trotskistes, castristes ? La haine affichée du libéralisme ? Ou alors quelques aspects plus sympathiques, la libération des mœurs, l'émancipation des femmes, mais en occultant le reste ? » On le voit, mai 68 est, encore aujourd’hui, tout sauf consensuel*… Mais il est intéressant de deviner les motivations intellectuelles et politiques du jeune président, qui n’a pas connu « la chienlit ». Si l’on en croit les confidences glanées dans L’Opinion (18 octobre), il s’agirait de « sortir du discours maussade sur ces événements qui ont contribué à la modernisation de la société française, dans un sens plus libéral ». Dans les pages idées de Libération, Serge Audier résume en titre le problème : « Encore mieux qu’une liquidation, la commémoration officielle ». Et il revient sur la mutation idéologique qui sous-tend cette interprétation libérale de l’événement, en évoquant « le sociologue Antony Giddens, l’idéologue de la troisième voie de Tony Blair – et auteur d’un essai intitulé Par-delà la gauche et la droite (1994) – qui a formulé dans les années 2000 le thème de l’opposition entre les néo-progressistes de centre-gauche et les néoconservateurs de droite. » C’est sur ce genre de discours que Macron a été élu. Il est vrai que le terrain a été préparé par une droite particulièrement rétrograde qu’incarnait tout récemment Fillon, et qui, comme Sarkozy avant lui, « communiait dans l’idée d’en finir avec mai 1968 ». Une « liquidation chère aux paroliers et conseillers de Sarkozy – Guaino et Buisson » rappelle le philosophe, qui « consistait à salir cette révolte démocratique, libertaire, de tous les maux imputés aux bobos actuels de gauche : individualisme, narcissisme, relativisme, haine de la transmission, etc. Et tant pis pour la dimension collective et sociale de l’événement qui généra la plus grande grève de l’histoire de France ».
C’est cet aspect, entre autres, que pourrait gommer une commémoration officielle
Dans l’esprit qui semble l’animer, notre président souhaite célébrer un mai 68 qui a permis « de moderniser la société française, de l’ouvrir au grand vent du capitalisme américain, de détruire la verticalité gaulliste et l’embrigadement communiste », résume Serge Audier. En ligne directe avec le pamphlet de Régis Debray, sa Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, « qui prétendait que mai 1968 était l’acte fondateur de l’américanisation de la France et de sa conversion au néolibéralisme », ainsi qu’au consumérisme narcissique des années 80. Et au mépris du travail de fond des historiens qui ont enquêté sur le mouvement social, la grève générale qui mobilisa 10 millions de personnes partout en France, la convergence du mouvement étudiant avec d’autres mouvements en Europe ou avec la mobilisation de la jeunesse américaine contre la guerre au Vietnam. « On a pris la parole comme on avait pris la Bastille », résumait alors Michel de Certeau. Dans les pages Débats&controverses de L’Humanité, Patrick Brody, un syndicaliste fils de gréviste en 68 alors que lui-même n’avait que 13 ans, s’insurge contre la tentative de récupération de l’événement. Pour lui, une commémoration officielle par le pouvoir actuel, engagé dans la liquidation des acquis, des « conquis » - dit-il - sociaux à l’époque, reviendrait à « enterrer les grévistes, leurs revendications, leurs espoirs et leurs rêves ». Et surtout à « pousser au silence les acteurs, ceux qui ont fait l’histoire ». Dans un livre illustré de nombreuses photos et comportant des documents d’époque – tracts, affiches, unes de journaux – publié chez Larousse sous le titre Il y a 50 ans mai 68 Eric Alary insiste notamment sur l’aspect international du mouvement de mai. Le plus étonnant est le soutien officiel de la Chine maoïste, qui considère la crise étudiante comme un prolongement de la révolution culturelle...
Par Jacques Munier
* « Vous remarquerez qu'il n'est encore jamais venu à l'idée d'aucun chef d'État de célébrer l'Empire ou la Commune de Paris. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il s'agit d'épisodes historiques qui divisent plus qu'ils ne rassemblent, et ce quelle que soit leur importance. » Luc Ferry
L'équipe
- Production