Des identités remarquables

“Be yourself, everyone else is already taken” Oscar Wilde
“Be yourself, everyone else is already taken” Oscar Wilde  ©Getty
“Be yourself, everyone else is already taken” Oscar Wilde ©Getty
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Religions, communautés diverses, sexe et genre se sont imposés dans le débat public, et la question sociale serait en passe d’être supplantée par les revendications identitaires. L’occasion d’examiner cette notion d’identité.

« Liberté, égalité, identités - au pluriel », comment reconnaître nos différences ? C’est la question posée à la une par Philosophie magazine, qui interroge notamment un spécialiste : Vincent Descombes, l’auteur des Embarras de l’identité ou de Dernières nouvelles du moi. Le philosophe rappelle que Pascal est le premier à employer le pronom « moi » avec un article et donc à en faire un substantif, dans un but essentiellement critique, contre la manie de se mettre en avant à tout bout de champ - « moi, je pense que ; moi, je suis comme ça... D’où sa formule célèbre « le moi est haïssable ». Selon lui, ce ne sont pas mes qualités qui me définissent, car « je peux les perdre sans cesser pour autant d’exister, donc d’être moi ». Vertige de l’identité : « Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception », soulignait David Hume dans son Traité de la nature humaine. Mais Wittgenstein, en examinant les différents usages des pronoms personnels et des adjectifs possessifs, estimait l’assertion « ces sensations sont mes sensations » à la limite du non-sens ou de la tautologie. Pourtant, objecte Vincent Descombes, si l’on fait déguster à un amateur de vin un millésime inouï, il peut ne pas en croire ses propres sensations ! 

Crise d’identité

En rupture avec l’orthodoxie freudienne « qui envisage le psychisme comme un système clos, formé lors de la petite enfance et de la crise œdipienne », le psychanalyste Erik Erikson insistait sur la mobilité du moi. Il travaillait avec les chercheurs d’une école d’anthropologie sociale américaine, le courant « culture et personnalité ». C’est ainsi qu’il a été amené à étudier les cas de jeunes Amérindiens, souffrant d’un conflit intérieur dû à l’opposition entre deux cultures aux valeurs antagonistes : le sens du collectif et le mythe du self-made man. Il en a déduit le concept de « crise d’identité », qu’il appliquera à la vie psychique en montrant qu’à l’adolescence ou la maturité ces crises rythment l’existence, qu’elles en sont une donnée constitutive. « Deviens ce que tu es » disait Nietzsche, une formule que l’anthropologue Jean-Loup Amselle préférait renverser en « sois ce que tu deviens »... La question est d’une grande actualité. Elle distingue les sociétés d’immigration - comme les États-Unis ou le Canada - et celles qui fonctionnent à l’intégration, voire l’assimilation - comme la nôtre. On peut revendiquer des identités multiples, mais la République est hostile à toute forme de communautarisme et donc de « multiculturalisme ». Par contre, le principe de l’égalité doit pouvoir permettre des « aménagements », lorsque la dérogation à la règle commune n’est pas revendiquée pour « exalter une différence » mais pour respecter un principe d’équité ou compenser une discrimination.

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Notre identité excentrique

Aujourd’hui, la question de l’identité s’est chargée de toute sorte d’inquiétudes portant sur la culture, les traditions, le vivre-ensemble, et elle peut nourrir une rhétorique d’exclusion. C’était le sujet du 31e Forum Philo Le Monde / Le Mans, dont les contributions ont été rassemblées par Jean Birnbaum dans un ouvrage publié en Folio sous le titre L’identité, pour quoi faire ? Rémi Brague revient sur l’identité culturelle européenne qu’il avait défini dans son livre Europe, la voie romaine, comme résultant d’« une appropriation de ce qui lui est étranger » : Athènes et Jérusalem, le génie civil ou le droit romain... Et il s’emploie à étendre cette définition, cet héritage collectif, à nos personnes singulières. Au double modèle « apollinien » et « dionysiaque » décrit par Nietzsche il ajoute le caractère « faustien ». Le titre de son intervention : Notre identité excentrique.

L’excentricité culturelle suppose une distance prise par rapport à soi, et elle favorise à son tour, en un cercle vertueux, cette prise de distance.

Ce qui suppose de « prendre conscience que nos modèles culturels ne sont pas les seuls ». Nul relativisme dans cette attitude, mais une ouverture à l’autre édifiante et constructive. 

Nous sommes reçus et construits, jamais totalement reçus, jamais totalement construits.

Adepte des « hétéronymes », ces nombreux pseudonymes dont il signait ses textes, le grand poète portugais Fernando Pessoa pensait que chacun de nous est plusieurs : celui que nous croyons être, celui que nous aimerions être, celui que nous sommes pour les autres. « Quand deux êtres se rencontrent, lequel rencontre l’autre ? »

Par Jacques Munier

À lire aussi

L'identité. Dictionnaire encyclopédique  sous la direction de Jean Gayon Avec Virginie Courtier, Antonine Nicoglou, Gaëlle Pontarotti, Sarah Troubé, François Villa, Jonathan Weitzman

À un moment où les revendications identitaires sont légion, il faut revenir en amont d’une tendance qui galvaude un concept philosophique pour le mobiliser sur le seul terrain idéologique et politique.
Qui suis-je ? Aucune discipline scientifique n’oserait à elle seule penser, affronter et circonscrire cette vieille question métaphysique… et enfantine. En mettant en œuvre une interdisciplinarité effective, les auteurs ont pour ambition d’éclairer l’énigme de l’identité personnelle, mais pas seulement. En effet, l’identité est à la fois le caractère de ce qui est même et de ce qui est unique, qu’importe l’objet.
Pensée comme individuelle, elle serait tour à tour personnelle, psychologique, génétique ou narrative ; pensée comme collective, elle serait sociale, ethnique, familiale, genrée, linguistique ou encore nationale. À travers les différents regards exposés ici, le lecteur tracera son propre chemin dans les méandres de cette notion. (Présentation de l'éditeur)

Le comité scientifique, composé d’Alain Berthoz, Virginie Courtier, Vincent Descombes, Jean Gayon, Béatrice Godart-Wendling, Marc Hersant, Cyril Lemieux, Antonine Nicoglou, Alexandre Peluffo, Gaëlle Pontarotti, Sarah Troubé, François Villa et Jonathan Weitzman, a encadré le travail de 120 contributeurs.

La Revue Lacanienne N°21 : Le marché de l'identité (Érès)

L’identité a pu sembler indépendante des constructions culturelles historiquement situées et datées : plus qu’un semblant, elle figurait un Réel. Inspiré par les travaux de Gustave Le Bon, Sigmund Freud explicite l’écart entre identité, identification et objet, en articulant le champ de l’inconscient à celui du politique. Il ouvre alors la voie aux questions qui nous permettent, un siècle plus tard, de formuler l’hypothèse ici mise à l’épreuve : l’identité participe-t-elle aujourd’hui de l’économie de marché ?
Avec quoi se fabrique une identité aujourd’hui ? Quand nos repères sont mis à mal ou en échec, en particulier devant la montée des fanatismes religieux ou nationaux qui en sont les symptômes, le déchaînement de la jouissance de l’objet dans l’économie de marché ne fait qu’accroître et rigidifier les revendications identitaires. L’identité deviendrait-elle alors un objet de jouissance ?
Quand, dans les institutions accueillant des enfants, les professionnels constatent la multiplication de conduites particulièrement violentes, quand l’inflation de « l’offre » identitaire amplifie la déroute subjective au moment de l’adolescence, ne pourrions-nous pas avancer l’hypothèse qu’il s’agit de la captation des plus jeunes par des modèles médiatisés, sous la forme d’un Idéal de toute-puissance sans limites ni censure ? Quand l’anatomie ne fait plus le destin, le sujet, sommé d’ajuster l’image de son corps sur les injonctions libertaires, se prête à toute la plasticité que la technique permet. Y aurait-il alors la reconnaissance d’un « droit au Réel » ? Ce qui s’opposerait alors radicalement à la définition qu’en donne Jacques Lacan : le Réel comme inatteignable !
Ce numéro reprend ces questions pour examiner les multiples facettes de l’identité aujourd’hui, dans ses heurts et ses malheurs, au moment où vacille la fabrique des identités dans le lien familial, politique et social. (Présentation de l'éditeur)

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