Lors de son discours d’investiture du nouveau président, Laurent Fabius a dit que le temps « d’apaiser les colères » était venu.
Car il est vrai que le mot « colère » et le sentiment qu’il désigne ont été très présents dans la campagne. Dans les pages idées de Libération Anne Dufourmantelle estime qu’il faut se mettre à l’écoute de ce qu’il exprime, plutôt que discréditer son expression comme l’effet d’une pulsion, ou d’une passion triste, « sans quoi – prévient-elle – le ressentiment va se creuser » et « la colère se cristalliser en haine », ce qui est déjà le cas chez nombre d’entre nos concitoyens. Pour la philosophe et psychanalyste « la colère portée par un individu ou par un groupe vient le plus souvent d’un sentiment de déception ou de trahison. Et de ce point de vue, elle est saine et sainte. Elle exprime un élan vital qui sort les sujets de la déréliction, de la morbidité. » Rappelant que malgré le message de non-violence prôné par l’Évangile, il y a l’épisode de la colère du Christ chassant les marchands du Temple, elle insiste sur la « fonction cathartique » de la colère, dont Freud estimait qu’elle est « salutaire ». Devant l’injustice subie ou ressentie, il est bon qu’elle s’exprime avant de tourner à la rage impuissante ou destructrice, voire à la tentation du bouc émissaire. Face à la colère, seul le dialogue est le remède, mais – observe Anne Dufourmantelle – on se heurte aujourd’hui à une forme de « perversion du langage » où le sens des mots est dévoyé. « J’entends ce que vous dites » ne signifie pas : « Je comprends ce que vous me dites », et finalement « ne veut strictement rien dire, tout le monde entend ». De même est dit « réaliste quelqu’un qui se conforme à l’idéologie dominante », ou « se mettre en disponibilité quand on est placardisé en entreprise et que celle-ci ne licencie pas mais se restructure, on appelle réforme des dérégulations et révolution l’actualisation de l’hégémonie économique sur la politique. » Conclusion : « Si les mots ne sont pas communs, si les mots n’ont plus de sens, le socle d’une compréhension commune disparaît, et nous nous retrouvons dans une société bloquée. »
Dans un livre publié sous le titre Puissance de la douceur, Anne Dufourmantelle insiste sur son pouvoir désarmant
À défaut de mots pour s’entendre, la douceur serait une ressource inépuisable contre la brutalisation du débat, une forme de non-violence active et positive. Ça peut paraître difficile à concevoir mais on peut rappeler cette pensée de l’empereur stoïcien Marc-Aurèle : « La douceur est invincible ». Car elle oppose à la passion, au jeu de miroirs narcissiques qu’elle provoque, une forme de don et d’abandon souverains, de confiance engagée. Pour les anciens Grecs, elle était le contraire de l’hybris, la démesure de celui qui est en proie à ses pulsions. Le terme proates signifie d’ailleurs à la fois douceur et amabilité, il fait signe vers la question de l’« être ensemble », le premier cercle de l’éthique et du politique. D’où sa puissance effective, loin de toute mièvrerie. Pas question par là d’éluder les conflits ni de les dissoudre dans une sorte de suavité frelatée. Nomen dulce libertatis, disait Cicéron, le doux nom de la liberté. Nietzsche lui-même, le penseur de la volonté de puissance, désigne dans Ecce Homo la douceur comme une redoutable force de résistance. Et les mystiques rhénans qualifiaient de « suavitas » la puissance de Dieu.
Dans La Confusion des sentiments, Stefan Zweig mêlait l’autorité d’un professeur à l’amitié socratique de son étudiant
À travers le nœud gordien qui porte un éclairage inédit sur la douceur contractuelle des relations dans la transmission du savoir, qui est aussi un pouvoir. Dans la dernière livraison des Actes de la recherche en sciences sociales, Charles Soulié analyse « La pédagogie charismatique de Gilles Deleuze à Vincennes ». Il insiste notamment sur « le charme, quasi envoûtant, de sa voix rauque et douce à la fois », sur le « ton obligeant et désinvolte » avec lequel il traite ses étudiants, parfois revendicatifs, voire agressifs. Écoutez cette introduction à son cours du 27/05/1980 sur « Anti-Œdipe et autres réflexions » : « Ce qui m’intéresse, ce qu’on a fait de toute manière depuis quatre ou cinq ans, ça représentait en tout cas pour moi, un certain cheminement ayant une cohérence qui ne se révélait, à moi en tout cas, qu’assez progressivement. Alors ce n’est pas que je tienne à faire une revue de ce qu’on a fait depuis plusieurs années, mais c’est que c’est le point qui m’intéresse le plus dans nos rapports de travail, ici. Mais, tout autre chose, s’il y a des questions sur ce qu’on a fait cette année, ou ce qu’on a fait même d’autres années, ou bien des questions tout autre. Moi je considère que ces deux dernières séances, c’est vous qui les assurez autant que moi, si ça vous convient. Voilà, voilà, alors ... » Gilles Deleuze revient dans les Dialogues avec Claire Parnet sur sa conception de la « discussion ». Selon lui, la philosophie n’a rien à voir avec ça : « on a déjà assez de peine à comprendre quel problème pose quelqu’un et comment il le pose. Il faut simplement l’enrichir, en varier les conditions, ajouter, raccorder, jamais discuter ».
Par Jacques Munier
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