Internet nous rend-il cons ? Il était temps qu’on se pose la question. Espérons qu’on soit encore en état de comprendre la réponse
Je résume les résultats de l’enquête de Guillaume d’Alessandro pour le mook WE DEMAIN : « en 2000 la mémoire immédiate permettait de capter un message durant douze secondes. En 2013, cette durée chute à huit secondes. L’attention d’un poisson rouge est estimée, elle, à neuf secondes »… Il semble bien que l’usage intensif d’internet provoque un déficit de l’attention et de la concentration, du fait de la profusion d’informations, de messages et de signaux mitraillés sans rémission par « le business de la distraction ». Lequel se trouve du coup face à un insoluble dilemme : « comment vendre du temps de cerveau disponible aux publicitaires si la cible est déconcentrée ? » L’envoyé spécial en zone numérique est allé recueillir la bonne parole auprès du psychanalyste et agitateur d’idées Miguel Benasayag, qui pointe un autre effet pervers de ce papillonnage neuronal : une synchronie permanente sans mémoire, ni même oubli s’employant dans le secret de l’inconscient à engrammer la trace. Mais tout n’est pas perdu pour l’industrie de la sujétion réticulaire : les traces de nos errances numériques et le profil qu’elles composent vont abonder une mémoire autonome qui nous colle aux doigts sur le clavier, dans l’univers séparé des big data et des algorithmes récupérateurs. Là, notre existence virtuelle et surdimensionnée alimente des réactions en chaîne : « Google s’est livré à une étude sur les cartes de crédit – explique Benasayag. Ils en ont conclu qu’ils peuvent prévoir à 85% la probabilité d’un divorce en fonction des comportements d’achat ». Conclusion : « l’humain disloqué devient une ressource économique puisque les moteurs d’analyse du web peuvent anticiper les comportements sociaux ».
Penser ce n’est pas être bombardé d’infos mais savoir pratiquer la coupure qui permet la prise de distance
Et passer de l’immédiat au média, ou à la médiation qui assure la communication des idées, autre chose que le mouvement brownien des particules dans la thermodynamique ou les mathématiques financières… Si l’on en croit Julia Kristeva dans les pages idées de Libération, « pendant que les idéologies se disputent la séduction de l’image, la toxicité d’Internet et l’emprise de l’économie, sur une autre scène, un autre travail, patient, sérieux, suit son cours pour défricher, éduquer et transformer ». Comprenez : là où je suis géolocalisée. Mais il n’est pas prouvé que les intellectuels soient forcément à l’abri des dommages collatéraux ni des effets secondaires de l’addiction à l’internet, lesquels peuvent induire dans certains cas, outre des troubles de la mémoire, une forme de confusion sémantique. À la question de Robert Maggiori sur le rôle de l’intellectuel, la désignée psychanalyste, philosophe, linguiste, écrivaine répond : « le démantèlement du théologico-politique des Lumières a laissé le champ libre aux idéologies, et, depuis, des intellectuels, promus au rang d’idéologues, se disputent le prêt-à-porter politique figé entre droite, gauche et extrêmes divers. Nécessaires, peu crédibles, ils flattent une opinion publique frustrée, déprimée, se réfugiant dans un populisme de souche, qui rejette la sèche gestion sans perspectives. » Dieu reconnaîtra les siens… À propos des agressions de Cologne, Julia Kristeva estime que si « au nom d’une paix sociale mal comprise, nous n’osons pas dénoncer, dans l’espace public, ces plis de l’islam qui flattent la pulsion de mort » et que « sans ostracisme ni caricature, en analysant comment ces logiques et dérives nous concernent, nous sommes incapables de les déconstruire », alors « nous sommes complices du nihilisme. Voltaire ne mène pas seulement à Charlie Hebdo, aux feux croisés des idéologies, il mène aussi à Freud… et à Beauvoir ».
Arrêtons-nous un court instant à Charlie, l’édito de Riss
Sous le titre « celui qui croyait au logiciel et celui qui n’y croyait pas » Riss observent que – je cite « les petits cons qui ont massacré, le 13 novembre à Paris, ne l’étaient pas tant que ça. Les services de police n’ont toujours pas réussi à décrypter leurs messages codés. » Pourtant les plans qu’ils avaient dans la tête étaient plus faciles à décoder. Et « leur conception du monde ne nécessite pas un ordinateur capable de faire 2 milliards d’opération à la seconde pour être comprise… Elle se résume à un logiciel de quatre lettres : Dieu ». Une application facile à télécharger, « gratuite et qui n’a pas besoin d’être cryptée ». Pour anticiper la menace, ce ne sont pas des ordinateurs surpuissants qu’il nous faut, estime l’éditorialiste. Mais que nos intellectuels cessent de renoncer « à contester Dieu ».
Par Jacques Munier
L'équipe
- Production
- Collaboration