Gilets jaunes et sans-culottes

Femmes Gilets jaunes, près de la Bastille, 6/01/2019
Femmes Gilets jaunes, près de la Bastille, 6/01/2019  ©AFP
Femmes Gilets jaunes, près de la Bastille, 6/01/2019 ©AFP
Femmes Gilets jaunes, près de la Bastille, 6/01/2019 ©AFP
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Les comparaisons historiques vont bon train pour tenter de cerner le mouvement des « gilets jaunes » et anticiper son évolution.

C’est le cas en particulier de la référence à 1789, puisqu’elle est revendiquée par les manifestants eux-mêmes, et même arborée, comme le bonnet phrygien. Le gilet jaune serait l’équivalent symbolique de la charlotte des tricoteuses ou des pantalons à rayures des sans-culottes. Dans les pages Débats&Controverses de L’Humanité, Francis Combes et Patricia Latour évoquent le lexique

Comme en 1789, le mouvement a commencé par une révolte contre l’injustice fiscale. La taxe carbone est un peu comme la gabelle d’hier et les péages sont nos modernes octrois. 

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Si l’on ne parle guère d’États généraux, « les gilets jaunes ont déjà rempli des cahiers de doléances ». Le mot « patriote » est également convoqué, pour dénoncer un pouvoir « soupçonné de trahir la patrie au bénéfice de puissances étrangères (actuellement, l’Europe des banques et les multinationales) ». Mais à l’époque, la Révolution avait une ambition universelle et un patriote pouvait être un étranger qui s’engageait pour « le bien de la nation ». Or, précisent les lexicographes, « aujourd’hui plus encore qu’hier, patrie et monde ont même destin », lequel s’est désormais identifié à celui de la planète comme environnement. Pour Bruno Latour, « si la crise sociale actuelle peut rappeler 1789, c’est par le retour des cahiers de doléances ». Encore faut-il que soient reconnus les enjeux contemporains de la crise, de manière à « passer de la plainte à la doléance ». Dans Le Monde, en pages Débats & analyses, le philosophe et sociologue des sciences estime que s’en tenir à la sagesse spontanée du peuple, « sans enquête préalable, sans analyse méticuleuse de ce qui lie chacun de nous à ses conditions matérielles d’existence », et à l’impasse où nous conduit la modernité, « c’est faire trop confiance à Rousseau ». Car ce peuple, « lourdement entravé, paralysé par des décisions multiples » concernant ses infrastructures matérielles, ne peut plus se libérer aussi facilement qu’en 1789. 

Aujourd’hui, guillotiner le roi ne modifierait pas d’un hectolitre le circuit du pétrole. 

À preuve, le feuilleton du Brexit : « il a fallu deux ans au peuple britannique pour passer de la plainte inarticulée sur l’autonomie et l’indépendance, à la réalisation des innombrables liens qui participent, de fait, à son bien-être. » Deux années « pour que le ministre, pourtant chargé du Brexit, confesse qu’il n’avait jamais soupçonné que, pour approvisionner les usines anglaises, il fallait que des camions franchissent la Manche ». Si les cahiers de doléances de 1789 ont livré une description précise des territoires et des injustices qu’ils subissaient, concernant notamment l’assiette de l’impôt, aujourd’hui cette description est bien plus difficile dans l’intrication « des économies et des écologies ». 

Le grand débat national

Sans préjuger des questions posées et solutions avancées par le grand débat national, on peut prévoir que « la tache nouvelle qui n’a pas plus de précédent que la crise planétaire qui bouleverse toutes les formes de politique » sera de « parvenir à lier les injustices sociales et les injustices écologiques ». Dans Les Echos, en pages Idées & débats, Joseph E Stiglitz estime que « La colère des opinions publiques occidentales doit conduire les dirigeants à en finir avec la stricte orthodoxie financière et engager une série d’investissements écologiques qui créeront de l’emploi et sauveront la planète. » Car les raisons du mécontentement actuel sont facilement identifiables : « quatre décennies de promesses faites par les dirigeants politiques à la fois du centre gauche et du centre droit, adeptes de la foi néolibérale selon laquelle la mondialisation, la financiarisation, la déréglementation, la privatisation et une foule de réformes connexes apporteraient une prospérité sans précédent » des promesses qui « se sont évanouies sans être tenues. » Dans ce contexte, « demander des sacrifices aujourd’hui en échange de la promesse d'une vie meilleure demain ne passera pas ». Et l’économiste d’en appeler à « quelque chose de positif pour nous sauver de l’affreuse vague de populisme, de nativisme et de proto-fascisme qui déferle sur le monde ». D’autant que les conséquences du changement climatique sont une charge beaucoup plus menaçante pour les générations à venir que les dettes financières, « qui peuvent être gérées d’une manière ou d’une autre ». À cet égard, l’article de Philippe Descamps dans Le Monde diplomatique est édifiant. Alors que les mesures fiscales des gouvernements européens, les baisses de l’impôt sur les bénéfices et les facilités de crédit « gigantesques » accordées par la BCE (Banque centrale européenne) aux banques privées ne se traduisent pas en matière d’investissement dans la transition écologique, on peut s’inquiéter de l’irresponsabilité des acteurs privés, qui préfèrent « reverser des dividendes record aux actionnaires (en hausse de 23,6% en France en 2017) ». Une situation qui requiert sans doute « des outils institutionnels bien plus audacieux que le débat national annoncé ».

Par Jacques Munier