

Parmi les messages multiples que délivre une balade en forêt, il y a celui-ci : il existe un monde sans les humains, voire d’avant eux.
C’était d’autant plus vrai à l’époque où les forêts couvraient une grande partie du territoire. « La ténébreuse lisière des bois marquait les limites de ses cultures, les frontières de ses cités, les bornes de son domaine institutionnel ; et au-delà, l’extravagance de son imagination » résume Robert Harrison dans le livre intitulé Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental (Flammarion) Ce qui nous saisit également en forêt, c’est l’expérience d’une temporalité différente, plus longue et comme millénaire. Le biologiste japonais Qing Li a observé que la promenade sylvestre était bénéfique contre les maladies respiratoires, l’arthrose ou l’insomnie et qu’elle faisait ralentir le rythme cardiaque. La forêt est un écosystème où, contrairement à l’apparence hiératique et solitaire des grands arbres, un réseau vibrionnant établit une communication intense entre eux, à commencer par les racines, dont l’alimentation en eau et en nutriments est assurée par les filaments du mycélium des champignons. En retour l’arbre leur fournit les hydrates de carbone produit par ses feuilles, et les nutriments peuvent au besoin être redirigés vers les plus jeunes des arbres pour soutenir leur croissance. Une véritable solidarité souterraine s’organise ainsi entre les feuillus, et peut à l’occasion diffuser des messages d’alerte, en cas d’attaque massive d’insectes nuisibles. L’autre exemple encore plus frappant est celui des cyprès dans les grands incendies. À partir d’une température de 60° ils dégazent tous leurs composés inflammables à l’arrivée du feu. Et surtout, les molécules dégazées préviennent les cyprès voisins, qui dégazent à leur tour. Tout un système subtil de communication, incluant les animaux, est à l’œuvre dans nos forêts, et nul doute que nous en ressentions les effets lorsque nous y faisons un séjour prolongé. Les sons, en particulier, y trouvent une profondeur de champ soulignée par le silence environnant. Cris d’oiseaux ou d’animaux sauvages, bruissement des insectes, donnent une réalité concrète et saisissante à l’étendue de l’espace.
Pour Jean-Baptiste Vidalou, il faut « porter attention aux lieux que l’on habite et qui nous habitent en retour ».
Et – je cite le militant : « La forêt a toujours été un refuge, pour les protestants, les juifs, les maquisards ou les néo-ruraux », bref un lieu de résistance aux pouvoirs. L’auteur de l’ouvrage publié à La Découverte sous le titre Être forêts. Habiter des territoires en lutte s’en explique dans les pages idées de Libération. Il évoque le marronnage, « la fuite collective des esclaves marrons dans les forêts des Caraïbes ou d'Amérique latine », qui trouvaient refuge dans la forêt. Mais aussi, dans les années 1830, « la Guerre des Demoiselles dans l’Ariège. Les habitants s'opposent à une nouvelle réglementation du code forestier qui réforme les usages de la forêt en interdisant le ramassage de bois mort ou le pâturage des bêtes en sous-bois. Cette révolte prend une forme originale, entre guérilla et rituels carnavalesques : les paysans se déguisent en femmes, attaquent les gardes forestiers ou les maîtres de forges. Ils luttent ainsi contre un effort de rationalisation qui, en France, remonte au moins à Colbert, au XVIIe siècle. C’est l’époque où on destine le bois à la marine, aux forges, et où on exploite de plus en plus les forêts. » Ayant vécu sept années avec sa compagne dans la forêt cévenole, Jean-Baptiste Vidalou en conclut : « Quand on milite et qu’on défend la nature sans mettre les mains dans la terre, on défend une nature idéalisée, anthropocentrée »… Dans les Cévennes, il s’est « mobilisé contre le projet E.ON : le géant allemand de l’énergie gère une mégacentrale à biomasse à Gardanne et veut puiser une partie du bois nécessaire dans la châtaigneraie des Cévennes. » Devant la résistance, plusieurs options : « Certains, comme le Réseau pour les Alternatives Forestières (RAF), plaident pour une forêt jardinée exploitée raisonnablement par la communauté locale. D’autres pensent qu’il faut laisser la forêt hors de toute exploitation économique, car l’ensauvagement est aussi une perspective intéressante. » Lui estime qu’il faut allier les deux, car « La forêt non industrielle est la plus accueillante, alors que les plantations industrielles sont « monotones, sans champignon, gibier ni oiseau, elles empêchent les usages quotidiens ». Et de célébrer « les forêts de châtaigniers des Cévennes. Pour les habitants, c’était un verger, un lieu de pâturage, et donc un lieu de rencontres quotidiennes au fil de sentiers non cartographiés mais connus de tous. » Le châtaignier, il en est évidemment question dans La Majestueuse histoire du nom des arbres, publiée par Henriette Walter et Pierre Avenas chez Robert Laffont. Des noms qui « regorgent d’histoires merveilleuses » mais aussi d’une foule de détails prosaïques et touchants. C’est la dureté de la châtaigne qui explique l’usage familier de « castagner » pour « cogner »… Si les chênes du bois sacré de Dodone, en Grèce, livraient les oracles de Zeus dans le bruissement de leur feuillage, ceux qu’on abat font un bruit farouche dans le crépuscule, selon Victor Hugo dans son hommage funèbre à Théophile Gautier. Nombreux sont les noms de lieux issus de ces deux arbres. La revue L’Alpe propose une promenade dans la toponymie, où le paysage joue un rôle déterminant : le relief mais aussi la couverture végétale. Ainsi La Ravoire, devenue une commune de l’agglomération de Chamberry, doit-elle son nom au chêne rouvre.
Par Jacques Munier
A lire aussi : Edward Palmer THOMPSON, La guerre des forêts Luttes sociales dans l'Angleterre du XVIIIe siècle (La Découverte)
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