L'art et l'argent

Vente du Salvator Mundi, Christie's, New York
Vente du Salvator Mundi, Christie's, New York ©AFP - TIMOTHY A. CLARY
Vente du Salvator Mundi, Christie's, New York ©AFP - TIMOTHY A. CLARY
Vente du Salvator Mundi, Christie's, New York ©AFP - TIMOTHY A. CLARY
Publicité

La vente record par Christie's du Salvator Mundi de Léonard de Vinci illustre le dévoiement de l'art par l'argent.

L’accélérateur de particules Aglaé, le premier à l’usage exclusif de l’analyse des œuvres d’art, a été inauguré la semaine dernière au Louvre

Encore en phase de test, il « fonctionne un peu comme un nez qui reniflerait la présence de tel ou tel élément chimique dans l’objet ciblé », résume Yann Verdo dans Les Echos, en décrivant l’apparente appréhension du petit chien de bronze datant du Bas-Empire romain, dont « la minuscule incrustation d’or qui lui sert d’œil, grosse comme une tête d’épingle, voit pointer sur elle l’extrémité menaçante d’une grosse et assourdissante machine longue de 27 mètres »… C’est le summum absolu des techniques d’analyse non invasives – celles qui ne nécessitent pas de prélever un minuscule échantillon de matière, comme  on le faisait avant. Claire Pacheco, l’ingénieure responsable de l’instrument au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), situé dans une des ailes du palais du Louvre, explique que « La présence dans un matériau d’un ou de plusieurs autres éléments à l’état de traces peut constituer la signature de sa provenance exacte, sa source géologique – telle mine ou telle coulée de lave s’il s’agit d’obsidienne –, et permet ainsi de reconstituer les routes commerciales qui ont été empruntées pour la fabrication de l’objet » On peut aussi préciser les techniques de fabrication : « Nous intervenons sur tous types d’objets, confirme la directrice du C2RMF, Isabelle Pallot-Frossard : peintures, produits de fouilles archéologiques, mobilier, sculptures, textiles… Il nous arrive même d’avoir à analyser des installations d’art contemporain ! » Nul doute qu’une telle machine aurait levé ou au contraire confirmé les soupçons sur la dernière vente de Christie’s : le Salvator Mundi adjugé le 15 novembre à New York au prix de 450 millions de  dollars (382 millions d'euros). Ce « Christ impavide » n’avait guère suscité l’enthousiasme  des critiques lorsqu’il fut présenté pour la première fois en  2011 à la National Gallery dans une exposition consacrée à Léonard de Vinci, rappelle Roxana Azimi dans Le Monde. Mais le storytelling développé par Christie’s – avec « tournée mondiale, vidéo sur mesure, catalogue spécial » – a permis d’atteindre « ce montant insensé », un record : « plus de deux fois le budget de fonctionnement du Louvre, cent fois le budget d'acquisition du Centre Pompidou. Qu'un Sauveur du monde, incarnant l'humilité et le sacrifice, soit échangé pour une somme qui ferait vivre plusieurs millions d'enfants pendant un an, ne manque pas d'ironie », ajoute la critique d’art, qui estime qu’en l’occurrence ce n’est plus vraiment d’art qu’il s’agit, mais d’argent. « Lassés des voitures, des yachts, de la haute joaillerie, de l'immobilier et des vignobles, les ultrariches façonnent désormais le monde de l'art à leur mesure. A première vue, seul un " nouveau riche " pourrait acquérir les yeux fermés une œuvre sur laquelle les spécialistes ne s'accordent pas. Or des fortunes, il s'en crée tous les jours. Selon un rapport de Capgemini publié en septembre, le nombre de millionnaires a augmenté de 8  % en un an. »

Publicité

Plusieurs Rembrandt, appartenant à de grands musées, ont d’ailleurs été désattribués par le Rembrandt Research Project.

Une preuve supplémentaire pour Roxana Azimi que cette vente pharamineuse illustre un dévoiement de l’art par l’argent. Et de rappeler l’enquête de Bernard Lahire, publiée à La Découverte sous le titre Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré. Tout comme le modeste panneau de Vinci, le tableau de Nicolas Poussin représentant La Fuite en Egypte avait « disparu pendant des siècles, avant de réapparaître en même temps que d'autres versions et d'être déclaré comme autographe après une querelle d'experts. » Même si dans le cas du Salvator Mundi, c’est « la mécanique de la vente aux enchères » et non la controverse des spécialistes qui a produit la valeur, le cas est pour le sociologue exemplaire des liens entre le sacré et le pouvoir de l’argent, et ses effets en matière de domination culturelle ou sociale. Au total, une fiction marchande… Le Poussin est d’abord considéré comme une copie – deux autres versions existaient déjà – puis authentifié comme autographe et acquis par le musée des Beaux-arts de Lyon en 2007 pour la somme de 17 millions d’euros. Avant cela, une histoire rocambolesque où figurent des avocats, un commissaire-priseur et son expert, un professeur au Collège de France, des historiens de l’art, le Laboratoire de recherches des musées de France, celui de la National Gallery et l’État français qui finit par classer le tableau « trésor national », bien que son auteur ait passé l’essentiel de sa vie à Rome… Les grands musées internationaux se mettent à faire l’acquisition de peintures françaises du XVIIe siècle jusqu’alors plutôt dépréciées, en particulier celles de Nicolas Poussin, contribuant ainsi à faire monter sa cote. Pour conclure en plan de coupe je signale la parution aujourd’hui aux Éditions Macula d’un fort volume des écrits de Clement Greenberg, critique aux outils acérés du regard et de l’écriture, l’observateur de la bascule qui s’opère dans les années 40 et 50, « Paris cédant à New York sa place de capitale artistique mondiale. »

Par Jacques Munier