L’empire des sons

L’œil écoute, l'oreille en coin
L’œil écoute, l'oreille en coin  ©Getty
L’œil écoute, l'oreille en coin ©Getty
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Petit exercice d’introspection partagée avec nos auditeurs : quels effets réciproques produisent les sons et les voix dans le poste de radio ?

Au commencement était le rythme, pensait Roland Barthes (L’Obvie et l’obtus. Essais critiques) car il est selon lui l’épure et la matrice du son. Il faisait même de la percussion rythmique une « caractéristique opératoire de l’humanité » à ses débuts : « on trouve sur certaines parois de l’époque moustérienne des incisions rythmiques » et par le rythme, l’écoute se libère de sa fonction de vigilance « pour devenir création ». Le sémiologue l’apparente à la formation du langage dans la séquence freudienne du fort-da, le jeu de la bobine qui va et vient, et symbolise l’alternance de l’absence et de la présence de la mère, une opération au cours de laquelle le retour de l’objet du désir devient signe. S’il est vrai que la vision a depuis repris le dessus dans la hiérarchie des sens, le fil ténu et intense de l’ouïe, qui nous relie au monde et entre nous, a longtemps été considéré comme une voie d’accès direct à l’âme. Accordée à la musique des sphères et à l’univers, la résonnance fait qu’« un corps vibrant produit un son qui peut provoquer à distance la vibration d’un autre corps ». 

Sound studies

Aujourd’hui, le domaine émergent dans les sciences sociales des « sound studies » explore les contenus sociaux des environnements sonores, par exemple la manière renouvelée dont on écoute l’opéra à Paris après la Révolution (James Johnson), la privatisation du silence « devenu un bien rare à disposition des élites » et matérialisant des rapports de classe (Matthew Crawford), ou encore l’écologie sonore pratiquée par Bernie Krause, notamment dans la forêt du Costa Rica où le concert des voix animales définit des limites territoriales beaucoup plus précises que celles qui figurent sur les cartes géographiques. C’est le sujet du Hors-série de la revue Politiques de communication. Philippe Le Guern montre comment « le son produit et révèle le tissu social dans lequel il opère ». Il cite aussi Jonathan Sterne, auteur notamment d’ Une Histoire de la modernité sonore (La Découverte), qui met en cause la distribution convenue des rôles entre la vue et l’ouïe : « l’écoute immerge le sujet tandis que la vision lui offre une perspective » ou bien « le son vient à nous alors que la vision se déplace vers ses objets » ou encore « l’écoute tend vers la subjectivité tandis que la vision tend à l’objectivité ». Des « prénotions » qui auraient notamment pour origine les travaux de McLuhan sur l’évolution de nos systèmes de représentation et la mutation anthropologique dans la hiérarchie des sens et, du coup, dans notre manière de percevoir le monde. « Pour McLuhan, le virage décisif qui s’opère à la renaissance, en raison de la diffusion de l’imprimerie, est celui qui fait passer l’homme du monde de l’oralité au monde de la vue. »

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Les passagers de la nuit

Reste que l’oreille, qui a cet avantage décisif par rapport à l’œil d’être dépourvue de cette membrane occlusive qu’est la paupière, est en permanence en éveil, même et surtout la nuit, au plus profond du sommeil, comme en atteste notre réaction immédiate à la sonnerie du réveil. Thomas Baumgartner, longtemps producteur sur notre chaîne de l’émission Les passagers de la nuit – tout un programme – publie chez Hippocampe des notes sur la radio sous le titre L’hypothèse du baobab

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Explication : « Si on le laisse faire, le son s’envole. Il tire sur la corde, qui casse à chaque fois. » Il paraît que dans une radio sans murs, « les sons émis s’accumuleraient au sommet des arbres comme des ballons d’hélium à la sortie de la fête foraine ». Au sapin des Vosges et ses épines, ces bulles sonores préfèreraient la frondaison souple du baobab et sa « meilleure résonnance ». Et que se passe-t-il dans la canopée des cerveaux rassemblés à l’écoute lorsque le son radiophonique et la voix qui parle sont diffusés du micro à la console, et de là, à travers la phonosphère fragile et pure des ondes, jusqu’au poste qu’on garde à proximité de soi, dans la salle de bains ou la cuisine ? « Bienvenue chez moi. » La radio « est le média du partage intime. 

Tout est affaire de toi et moi dans un lieu où la porte est ouverte métaphoriquement, et les murs sont solides concrètement. Parler dans un micro, c’est parler à un seul auditeur à la fois. Mais où commence l’intimité ? Dans l’oreille de celui ou celle qui écoute, sans doute. Mais en amont encore, c’est dans la disposition même du studio – où l’on parle, mais aussi on fabrique, on mélange, on mixe – que s’élabore la voix, le son, l’adresse. 

Et le ton… Avec mon casque sur les oreilles, je le contrôle, le module et le diffuse à destination de ce que Gaston Bachelard appelait dans une causerie sur la radio « la logosphère », l’espace de la parole dont les auditeurs comme les parleurs seraient les citoyens. Un « nuage » de connexions neuronales multiples, bien avant le « cloud », un théâtre de situations éphémères qui fomentent une « rencontre entre la parole le moment », car la radio c’est aussi un art du temps. 

J’articule un présent commun en direct. En contrepartie, je n’imagine qu’une chose, à faible contrainte. Que tu m’écoutes.

Par Jacques Munier