L’empire des sons

Dans la forêt amazonienne
Dans la forêt amazonienne ©AFP - J. M. Borrero
Dans la forêt amazonienne ©AFP - J. M. Borrero
Dans la forêt amazonienne ©AFP - J. M. Borrero
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Quoiqu’on en dise, les sons ont une influence profonde sur nous, qu’on la ressente ou non à son insu.

Nombreux sont ceux qui peuvent se concentrer sur un livre ou leur courrier au milieu du brouhaha d’un café, ou encore écouter de la musique tout en travaillant, mais dans les deux cas ils ne restent pas insensibles à l’environnement sonore. Les bienfaits de la musique ne sont plus à démontrer dans le cadre de la musicothérapie, comme le rappelle la revue Le cercle psy, qui consacre sa dernière livraison à l’art-thérapie et la créativité : « la mélodie, le rythme, l’usage de la voix mobilisent la mémoire », notamment affective, et la psychiatre Anne Boyer-Labrouche rappelle que « la musicothérapie profite particulièrement aux personnes souffrant de troubles physiques, sensoriels, mais aussi neurologiques ou bien de difficultés psychosociales ». Mais comme la langue selon Esope, les sons peuvent être à la fois la meilleure et la pire des choses. Sans pour autant viser l’usage du heavy metal dans les interrogatoires dits « renforcés » des présumés terroristes par l’armée américaine, l’Unesco vient d’adopter une résolution pour « promouvoir de bonnes pratiques liées au son ». Ce qu’Antonio Fischetti résume ainsi dans le titre de sa chronique hebdomadaire de Charlie Hebdo : « L’oreille, patrimoine de l’humanité ». Il évoque notamment la technique dite de la « compression », pas celle qui réduit les données dans les fichiers  numérisés MP3 ou MP4, mais celle qui consiste « à rehausser artificiellement les sons les plus faibles au niveau des plus forts », et par exemple, dans la diffusion d’un concert, à ramener une flûte traversière au niveau d’un trombone à coulisse. Une technique destinée à « donner du punch au son », pratiquée par les maisons de disques au grand dam des artistes, dans le but de faire un carton à la radio, mais qui nuit gravement à la physiologie de l’oreille, laquelle peut se « reposer » dans les passages les moins forts. C’est aussi pourquoi les publicités, qui abusent du procédé, nous semblent plus sonores que le reste du programme. À contrario, il fut un temps où les techniciens de notre belle maison s’ingéniaient dans les mixages à reproduire la qualité d’un silence en enregistrant celui du studio où la prise de son avait été réalisée à l’origine. Mais aujourd’hui, comme le lançait avec une pointe de malice l’un de nos grands artisans du son, Yann Paranthoën, nous sommes devenus des « compressés »…

L’emprise des sons, c’est le sujet de la dernière livraison de la revue d’ethnographie Terrain

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Victor Stoichita rappelle en ouverture l’histoire qui circulait dans le monde arabe sur ce « musicien itinérant qui, durant la même soirée, aurait fait rire, pleurer, puis dormir contre leur gré les membres d’un noble assemblée avant de s’éclipser discrètement ». L’historien et critique d’art évoque la longue tradition qui fait du son une vibration qui s’adresse à l’âme, en harmonie avec le monde et l’univers. Par ses vibrations aériennes, le son musical imite les mouvements de l’âme, pensait Marsile Ficin, chantre des néo-platoniciens de la Renaissance. Affordance et résonnance, ces termes résument le simple fait qu’« un corps vibrant produit un son qui peut provoquer à distance la vibration d’un autre corps ». Dans leur sagesse immémoriale, les peuples traditionnels ont de longue date intégré cette évidence. C’est le cas des Jivaro de la forêt amazonienne, qui pratiquent en contexte rituel ou simplement social une « plegaria », un monologue adressé et chantonné qu’ils appellent l’anent. L’anthropologue Anne-Christine Taylor décrypte cette pratique qui peut à l’occasion se charger de connotations érotiques lorsqu’elle s’adresse en douce à l’amant ou l’amante, mais dont la règle est qu’elle n’a pas de destinataire affiché. D’ailleurs, celui-ci peut être un parent décédé ou absent, un animal totémique ou même une entité-objet douée de pouvoirs. Joué sur une flûte, en mode seulement instrumental, l’anent dit la même chose : le destinataire « est agi par le chant, de sorte qu’il ou elle se sentira soudainement envahi par une émotion » qui signe l’intention de l’émetteur, même à distance, in absenti, voire post mortem. Écoutez et tendez l’oreille à cette alternance de voix de tête et de gorge, voici un anent 

https://www.youtube.com/watch?v=O9EWDMs_QDA

à 16’30, 52 jusqu’à 17’20

Un enregistrement de Philippe Descola. Saïta c’est le beau-frère, avec un diminutif affectueux, mais en l’occurrence c’est un singe laineux

David Haskell, lui, écoute « le chant des arbres », ou plus exactement recueille le son qui en émane ou leur revient. En Amazonie, à l'aube, la forêt éclate en sons : singes, oiseaux, insectes…

Ou comment les arbres sont « agis », au sens chamanique, par le chant des oiseaux

Par Jacques Munier

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