L’extrême-droite comme symptôme

Theodor W. Adorno en 1964
Theodor W. Adorno en 1964 ©Getty
Theodor W. Adorno en 1964 ©Getty
Theodor W. Adorno en 1964 ©Getty
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En Allemagne, la montée de l’extrême-droite semble avoir mis fin à la période de stabilité politique qui caractérisait le pays au sein de l’Europe.

On l’a vu tout récemment avec l’élection mercredi dernier à la tête de la Thuringe, et grâce aux voix d’extrême-droite de l’AfD, d’un candidat libéral-démocrate (FDP Freie Demokratische Partei) soutenu par la CDU. Même si l’impétrant a annoncé dès le lendemain sa démission face au tollé provoqué, dans la foulée c’est le parti conservateur qui accusait le coup avec le départ de l’héritière désignée d’Angela Merkel, Annegret Kramp-Karrenbauer (« AKK ») à la fois de la tête de la CDU et comme candidate à la chancellerie lors des élections législatives prévues à l’automne 2021. Plusieurs noms et profils différents circulent pour la remplacer, mais comme l’indique Thomas Wieder dans Le Monde, « la CDU n’a jamais paru aussi déboussolée ». L’élection en Thuringe a en effet « servi de révélateur à des divergences stratégiques qui couvaient depuis un moment, entre les fédérations de l’ouest, où la ligne officielle de non-coopération avec l’AfD est respectée, et celles d’ex-Allemagne de l’Est (RDA), où l’extrême droite dépasse souvent les 20 % des voix, exerçant une immense pression sur une CDU de plus en plus tentée de rompre le cordon sanitaire ». 

Une rhétorique rodée

L’histoire se répète, comme dans d’autres pays d’Europe mais aussi dans le temps. En 1967, le philosophe Theodor Adorno prononçait une conférence à Vienne sur Le nouvel extrémisme de droite, aujourd’hui publiée chez Climats. À l’époque, c’était le parti néo-nazi NPD qui était en progression et qui devait faire son entrée dans sept parlements de Länder avant d’échouer de justesse deux ans plus tard lors des élections au Bundestag, avec 4,3% des voix. Le NPD est toujours là, et l’AfD est entré au Bundestag en 2017. Les analyses du philosophe restent d’une étonnante actualité, en particulier sur le mode d’action de l’agitation fasciste. Dans l’Allemagne des années 60, le passé nazi est encore proche mais déjà le doute est instillé quant à l’ampleur de la catastrophe et au devoir de mémoire. La repentance est stigmatisée comme une « culture de la culpabilité » et aujourd’hui encore la rhétorique fonctionne à plein régime. L’un des membres éminents de l’AfD, Björn Höcke, a qualifié le Mémorial aux Juifs d’Europe assassinés de monument de la honte, mais dans un sens victimaire. En matière de négationnisme masqué – façon de se mettre à l’abri des poursuites judiciaires – Adorno évoque la « méthode salami », une expression allemande. 

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Elle consiste à prendre un ensemble complexe et à en découper un morceau, puis un autre et encore un autre. Par exemple, avec cette pédanterie pseudo-scientifique qui caractérise ces mouvements, on remet en question le nombre des Juifs assassinés. 

Et de là la réalité même de la Shoah. Sur le plan politique, la banalisation de l’extrême-droite passe par l’adoption de termes consensuels, comme celui de démocrate : le sigle NPD signifie Parti national-démocrate. En reléguant « l’élément ouvertement anti-démocratique » que l’on va ainsi retourner contre l’adversaire. « On peut de nouveau voter ! » était le slogan du NPD dans les années 1960. La revendication nationaliste au temps de la globalisation, et à l’époque où parle Adorno, celui des « blocs » Est-Ouest où les nations « ne jouent plus en réalité qu’un rôle subalterne » lui inspire cette pensée : « il arrive très souvent que des convictions et des idéologies prennent leur caractère démoniaque, leur aspect authentiquement destructeur, au moment précis où la situation objective les prive d’une partie de leur substance. Après tout, les procès de sorcières n’ont pas eu lieu à l’époque du thomisme triomphant mais à celle de la Contre-Réforme ».

Libéralisme et démocratie

Reste que, comme le souligne le philosophe, « les conditions sociales du fascisme continuent à exister ». Même si dans un retournement symptomatique, ceux qui sont menacés de déclassement parmi les sympathisants de la droite extrême n’attribuent pas leur situation au système qui l’a produit, mais à ceux qui ont eu une attitude critique à son égard, alors qu’eux-mêmes y détenaient alors un statut. C’est sans doute une des raisons du succès de la conférence d’Adorno en Allemagne aujourd’hui. Comme le souligne Der Spiegel, « la critique du capitalisme est devenue un phénomène à la mode ». Combattre le néolibéralisme autoritaire sans nourrir l’antilibéralisme politique, telle est la question, c’est celle que pose Jean-Claude Monod * sur le site AOC, en se référant au philosophe John Dewey, en particulier son livre de 1935, Liberalism and Social Actionoù il soutient que les libertés politiques doivent être défendues contre les intérêts économiques privés. Et contre une approche négative et limitative de la puissance publique, au détriment de l’action sociale favorisant la liberté, l’indépendance, y compris économique, de tous, Dewey citait l’Allemagne, l’Italie et l’URSS comme exemples de la vague antilibérale qui s’abattait sur l’Europe. Aujourd’hui, les démocraties illibérales mènent une critique nationaliste du libéralisme politique comme cosmopolitisme. Vladimir Poutine affirmait dans un entretien récent au Financial Times, que « le libéralisme est devenu obsolète », tout en souscrivant sans réserve à l’économie de marché.

Par Jacques Munier

* Jean-Claude Monod : L’Art de ne pas être trop gouverné (Seuil)

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