

Édouard Balladur et son ex-ministre de la défense comparaissent depuis hier devant la Cour de justice de la République, poursuivis pour « abus de biens sociaux » dans le financement de la présidentielle de 1995.
Ventes d’armement, rétrocommissions, financement occulte d’une campagne présidentielle, attentat contre des Français au Pakistan… L’affaire dite « de Karachi », dont un des volets financiers est jugé ici, est tentaculaire, c’est sans doute l’une des raisons de son incroyable lenteur, outre les différents recours et rebondissements s’agissant d’une affaire très politique. En septembre 2011, Renaud Van Ruymbeke décide de lancer une série de mises en examen pour « complicité et recel d'abus de biens sociaux » dans le volet financier de l'affaire. « J’ai toujours considéré que le premier ennemi de la justice, c’était sa lenteur », affirme le juge dans l’entretien accordé au magazine Society.
Je trouvais le système complètement inégal : d’un côté, une justice expéditive et très rapide pour les petits ; de l’autre, des fraudeurs qui détournent énormément d’argent et ne vont pas en prison, ou après des années d’instruction.
Publicité
Aujourd’hui à la retraite, le magistrat publie ses mémoires *, l’occasion de revenir sur l’office du juge, notamment du juge d’instruction.
Le juge n’est pas un super enquêteur. Ce n’est pas un justicier qui règle des comptes, c’est un arbitre. Certes, il a des pouvoirs d’enquête – il dirige même les enquêteurs –, mais il va aussi intégrer les arguments de la défense.
Par rapport à la police judiciaire, il soutient que le cœur de son métier, « c’est d’être garant des libertés ». « Peut-être que certains policiers m’en ont voulu de les freiner quand j’ai mis des bémols sur des écoutes, des perquisitions, des prolongements de garde à vue... »
Un arbitre impliqué
« Un arbitre impliqué dans le jeu » : l’expression dit bien la difficulté de la fonction et l’esprit de finesse qu’elle suppose. « Désormais l’office du juge dépasse le légalisme proprement dit pour intégrer des concepts de procès équitable ou de dignité de la personne qui viennent de la Convention européenne des droits de l’homme » : Les cahiers de la justice publient un dossier passionnant sur le sujet. Fanny Malhière analyse ce qui est au cœur de l’autorité du juge : son pouvoir d’interprétation de la loi, qui implique « d’enrichir la motivation des décisions » pour en renforcer le caractère persuasif. L’affaire n’était pas gagnée : les révolutionnaires avaient cantonné les juges au rôle de « serviteurs chargés d’appliquer la loi » sous le contrôle du Tribunal de cassation. Mais le principe selon lequel « le pouvoir d’interpréter les lois est réservé à celui qui a le droit d’en faire » - soit le législateur - n’a pas empêché « les juges de s’arroger le pouvoir d’interprétation ». La Maître de conférences à l’université de Bourgogne étudie « le passage d’une autorité transcendante et oraculaire du juge, conception dominante depuis deux siècles, à une autorité légitimante, qui émerge et justifie une évolution de la motivation des décisions ». C’est tout le rôle de la jurisprudence : ne pas se contenter d’appliquer le droit mais participer à son élaboration par le travail d’interprétation voire de création - lorsqu’il dégage des principes « découverts » dans l’ordre juridique - et par le contrôle des normes dans leur confrontation à la Constitution ou aux engagements internationaux, notamment.
Le droit autoritaire, celui qui s’impose par le respect et la majesté, n’a guère à motiver. Celui qui se veut démocratique, œuvre de persuasion et de raison, doit chercher par la motivation à obtenir une adhésion raisonnée. (Chaïm Perelman, philosophe et théoricien du droit)
Bertrand Mazabraud, magistrat et philosophe, éclaire les arcanes de cette dialectique ouverte d’interprétation et d’argumentation qui fait pendant à la clôture de la décision, à travers une « phénoménologie du jugement judiciaire » inspirée par Paul Ricœur. Un article qui décrit l’application de la loi comme une opération combinant « l’argumentation en tant que procédure déductive » et « l’interprétation en tant qu’exercice de l’imagination ». Difficile de résumer la richesse de l’analyse, qui s’appuie notamment sur la notion kantienne de « jugement réfléchissant », lequel « au lieu de partir de la règle vers le cas, part à l’inverse du cas à la recherche de la règle ». Dans l’optique de Ricœur, un tel jugement fait aussi place à l’interprétation narrative, plusieurs « histoires » pouvant se faire concurrence à propos d’un même cas. Un processus auquel la digitalisation de la justice et la standardisation des décisions pourrait porter un coup fatal.
Par Jacques Munier
* Mémoires d'un juge trop indépendant (Tallandier)
L'équipe
- Production