La cause animale

Silver Salmon Creek en Alaska
Silver Salmon Creek en Alaska ©Maxppp - Ian Stotesbury
Silver Salmon Creek en Alaska ©Maxppp - Ian Stotesbury
Silver Salmon Creek en Alaska ©Maxppp - Ian Stotesbury
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L’effondrement de la biodiversité a fait naître un souci pour nos semblables les « vivants non-humains ».

Car c’est rien moins que la sixième extinction des espèces que nous sommes en train de provoquer, la dernière remontant à soixante-cinq millions d’années. Jean-Luc Porquet, l’auteur d’une Lettre au dernier grand pingouin, affirme dans le dossier consacré à ce sujet dans La Quinzaine littéraire que cet événement porte atteinte à notre liberté, celle « de vivre au milieu d’une nature qui nous reste encore très largement inconnue ». Le grand pingouin, qu’il ne faut pas confondre avec le manchot de l’hémisphère sud, « était le seul oiseau de l’hémisphère nord qui ne savait pas voler. Il a vécu trois millions d’années. Mais il a suffi de trois siècles à l’homme pour le rayer de la surface de la terre. » L’animal nous regarde et nous sommes nus devant lui – écrivait Jacques Derrida dans L’animal que donc je suis. Et penser commence peut-être là. Christian Godin a rassemblé dans Le Grand Bestiaire de la philosophie (Cerf) les emblèmes les plus célèbres de cette incitation à penser : le rat de Freud, le bouc de René Girard, l’âne de Giordano Bruno, la mouche de Wittgenstein ou l’abeille de Marx. Et dans L’Animal en république (Anacharsis) Pierre Serna documente la genèse du droit des bêtes dans l’orbite de la Révolution française, avec le concours public lancé par l’Institut national en 1802 sur le thème : « Jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique ? Et conviendrait-il de faire des lois à cet égard ? » Les vingt-huit dissertations de citoyens connus ou anonymes reçues jusqu’en 1804 sont étudiées dans le contexte de l’époque : rétablissement de l’esclavage dans les colonies, arrivée au pouvoir de Bonaparte et du Consulat. Elles dénotent dans cette république censitaire une revendication citoyenne à la dignité qui apparente la condition des dominés à celle des animaux : la façon dont on les traite « dit la manière dont on traite les inférieurs ». Et la sensibilité des animaux constitue l’exorde de presque toutes les dissertations, sous l’influence directe du Traité des sensations de Condillac, qui avait également écrit un Traité des animaux.

En partenariat avec le Museum d’Histoire naturelle qui consacre une grande exposition à l’ours, la revue Billebaude ouvre ses pages au plantigrade, réputé « l’autre de l’homme »

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C’est une histoire ancienne. Pour Michel Pastoureau qui ouvre cette livraison de la revue, et qui a écrit un beau livre sur cet auguste « cousin de l’homme », le culte de l’ours date du paléolithique. Du temps pour que se développe « une multitude de mythes » qui explorent la parenté de cet ancêtre légendaire. Dans sa stratégie pour mettre fin aux cultes païens, l’Église tentera de détrôner le « premier dieu » de nos campagnes forestières au profit du lion, dont il n’y a pas de cultes locaux, un animal de l’écrit biblique « plus facile à maîtriser ». Concrètement, elle soutiendra l’extermination de l’animal et s’emploiera à le déconsidérer : « l’ours devient la vedette du bestiaire du diable, affublé de cinq des sept péchés capitaux : la luxure, la colère, la paresse, la goinfrerie et l’envie ». Un vrai cousin, en somme.

Si nous sommes proches des animaux, qu’est ce qui peut nous distinguer malgré tout de l’animalité ?

La question renvoie à des considérations d’ordre éthique, social et politique. En adoptant une démarche « à rebours » de la suprématie humaine sur le règne animal, le primatologue Michael Tomasello s’essaie dans [Philosophie Magazine](http://Car c’est rien moins que la sixième extinction des espèces que nous sommes en train de provoquer, la dernière remontant à soixante-cinq millions d’années. Jean-Luc Porquet, l’auteur d’une Lettre au dernier grand pingouin, affirme dans le dossier consacré à ce sujet dans La Quinzaine littéraire que cet événement porte atteinte à notre liberté, celle « de vivre au milieu d’une nature qui nous reste encore très largement inconnue ». Le grand pingouin, qu’il ne faut pas confondre avec le manchot de l’hémisphère sud, « était le seul oiseau de l’hémisphère nord qui ne savait pas voler. Il a vécu trois millions d’années. Mais il a suffi de trois siècles à l’homme pour le rayer de la surface de la terre. » L’animal nous regarde et nous sommes nus devant lui – écrivait Jacques Derrida dans L’animal que donc je suis. Et penser commence peut-être là. Christian Godin a rassemblé dans Le Grand Bestiaire de la philosophie (Cerf) les emblèmes les plus célèbres de cette incitation à penser : le rat de Freud, le bouc de René Girard, l’âne de Giordano Bruno, la mouche de Wittgenstein ou l’abeille de Marx. Et dans L’Animal en république (Anacharsis) à nous distinguer de nos plus proches parents dans l’histoire de l’évolution : les grands singes. Pour lui, c’est la coopération, norme sociale essentielle de la survie des petites communautés humaines primitives de chasseurs-cueilleurs, qui constitue cette différence. Elle va de pair avec le langage, qui rend possible et réalise concrètement le lien social. Les chimpanzés peuvent coopérer un moment pendant la chasse. Mais au moment d’en partager le fruit, c’est chacun pour soi. Et surtout le langage institue la relation durable à partir de sa fonction déictique originaire (du grec deixis qui signifie l’acte de montrer). Désigner du doigt une place ou un objet serait son point de départ, un peu comme si la parole était un geste fossile. Cet « acte d’information » accompli envers un autre que soi et qui se produit dans un contexte commun, où l’on poursuit un objectif commun, « crée une base commune, un monde partagé qui, ensuite, notamment grâce au langage, peut devenir beaucoup plus grand. Parce qu’on peut aussi s’entendre, par le langage, sur des choses qui ne se situent pas dans le champ de vision directement partagé, qui ne sont pas présentes pour les participants. » D’où la formation d’une « rationalité coopérative » construite par la parole, en constante évolution et expansion, jusqu’aux formes les plus abouties de la démocratie. Et qui nous enjoint aujourd’hui à protéger la diversité du vivant.

Par Jacques Munier

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