

Ce réveillon du Nouvel An sous couvre-feu inspire des pensées du repos.
C’est le bel entretien de Nicolas Truong avec le philosophe Éric Fiat dans Le Monde, le huitième de la série des penseurs de l’intime, qui les a mises en mouvement... Pour lui, la fatigue est ontologiquement consubstantielle à l’être humain « parce qu’il est pauvre en instinct et vient au monde sans le mode d’emploi » du coup il « ne fait pas que vivre, mais exerce le dur métier d’exister : il doit inventer les chemins de sa vie ». Une tâche autant qu’un don, qui l’expose à la fatigue, parfois de soi. L’auteur d’une Ode à la fatigue (Éditions de l’Observatoire, 2018) distingue cependant la fatigue choisie de l’épuisement subi, dont il trouve une forme paradoxale et pernicieuse dans le mode de vie confiné. La crise sanitaire a aggravé « jusqu’au vertige » notre époque anxiogène.
Rien n’est plus défatigant qu’une joie, dit-il. Rien de plus fatigant qu’une angoisse.
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Éric Fiat insiste sur la dépossession de soi qu’entraîne la perte de sens dans des tâches répétitives et mornes, celles qu’imposent par exemple aux soignants « l’encodage informatisé des données de santé », qui « leur donnent l’impression de n’être que les rouages d’un système gestionnaire qui les soigne toujours plus mal, tout en exigeant d’eux qu’ils soignent toujours mieux ». Il sait de quoi il parle, lui qui enseigne l’éthique médicale à l’université... Et d’une manière générale, « plus exaltante, mais aussi plus difficile est la vie dans une époque complexe, incertaine, ondoyante et liquide ».
Par les nouvelles technologies et leur obsolescence programmée, l’individu postmoderne est sommé de s’adapter de manière permanente à un monde impermanent.
Sur les conséquences du confinement, il cite Giono, le manque de ce qu’il nommait la « rondeur des jours », « le retour reposant du même ». Le sommeil en est l’expression accomplie : « s’endormir, c’est descendre dans une étrange sphère d’oubli, et cette descente est indispensable à la reconstitution de la nappe phréatique du soi ». Or les troubles du sommeil sont devenus un véritable problème de société. Un adulte sur trois en souffre et la consommation de traitements pharmaceutiques a explosé ces dernières décennies. Le psychanalyste Darian Leader a publié chez Albin Michel un livre éclairant sur le sujet : Pourquoi nous ne dormons pas ? Il commence par dénoncer la colonisation du sommeil, aussi bien par la science du bien-être que par les calculs du management. Il rappelle que la recherche sur le sujet a été initiée dans les années 1920 par les grandes entreprises et l’armée « dans le but explicite d’optimiser l’efficacité des travailleurs et des soldats », imposant des normes comme la nuit de sommeil d’une seule traite, voire de huit heures pour tous. C’est ainsi que s’est établi un rapport normatif et prescriptif au sommeil, alors qu’il est éminemment subjectif. Et l’affaire est ancienne : au cours des trois journées révolutionnaires de 1830, les dénommées « Trois Glorieuses », en plusieurs lieux de Paris les insurgés ont tiré sur les horloges, signe spontané d’une opposition au contrôle du temps privé.
Appendre à dormir
Ce qu’on éprouve comme de l’insomnie - en dehors des cas les plus graves - n’est souvent qu’un sommeil entrecoupé de veille, dont on ne mesure pas bien le temps qu’elle prend. Il est vrai que certaines pensées deviennent alors « radioactives » bien qu’elles n’aient « émis pendant la journée qu’un faible rayonnement », ou que, comme l’écrivait le poète Coleridge, à l’instant où la tête touche l’oreiller, ces pensées « deviennent leur propre maître ». Mais ce sont elles, avec des facteurs enchevêtrés le plus souvent personnels, qui sont la cause de ce que Baudelaire désignait comme les « vagues terreurs de ces affreuses nuits qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ». Pour apprendre à dormir, Merleau-Ponty donnait ce conseil, qui vaut mieux que toutes les vaines injonctions à éteindre écrans et portables, ou à changer de matelas tous les huit ans.
Comme les fidèles, dans les mystères dionysiaques, invoquent le dieu en mimant les scènes de sa vie, j’appelle la visitation du sommeil en imitant le souffle du dormeur et sa posture. (Phénoménologie de la perception)
C’est ainsi que peut se poser le sommeil « sur cette imitation de lui-même ». « Quand on se prépare à dormir, on fait comme si on dormait déjà » ajoute Darian Leader, qui évoque la mémoire prégnante du nourrisson que nous avons tous été : pour qu’il s’endorme « la proximité avec le corps de sa mère et la synchronisation sur son rythme respiratoire peuvent être essentielles ». Pour bien dormir, il faut être plusieurs, en présentiel ou mémoriel. Prendre un somnifère, c’est comme demander une autorisation d’assoupissement à une figure parentale.
Par Jacques Munier
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