

En accédant à la position d’interlocuteur de la nation la plus puissante du monde, la Corée du Nord illustre la nature politique de la dissuasion nucléaire.
La décision annoncée ce samedi 21 avril par le dirigeant nord-coréen de suspendre ses essais nucléaires et les lancements de missiles balistiques intercontinentaux a été saluée par le président américain et devrait contribuer à créer des conditions favorables à la rencontre au sommet prévue en juin entre les deux chefs d’état. Mais comme le montre Courrier international, la presse américaine est bien plus circonspecte que le président sur cette annonce. « En réalité, cette déclaration [de Kim Jong-un] ne fait qu’enraciner le statu quo : la Corée du Nord a déjà stoppé ses essais nucléaires – commente le New York Times. Par exemple, M. Kim Jong-un ne fait aucune mention d’un éventuel démantèlement des armes nucléaires et des missiles longue portée qu’il a déjà développés. Bien au contraire, il fait comprendre qu’il va les garder. » Dans Les Echos.fr, Yann Rousseau rapporte les propos de Bruce Klingner, chercheur à l'Heritage Foundation et qui fut en charge de la Corée à la CIA :
Ils disent qu'ils ne feront plus de tests car ils n'en ont plus besoin. Et pas qu'ils décident d'un moratoire en prélude à un abandon de leurs armes nucléaires ou de leurs missiles.
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Mêmes réserves du côté du Japon : « le Premier ministre, Shinzo Abe, a expliqué que les promesses de Pyongyang n'auraient de valeur que si elles débouchaient sur « une dénucléarisation complète et vérifiable ». Même si, de l’UE à la Chine en passant par Moscou, les réactions officielles sont positives, le correspondant à Tokyo du quotidien économique souligne que « la plupart des analystes pensent que le dirigeant nord-coréen se positionne habilement pour se présenter aux prochains sommets en position de force et compte négocier avec ses interlocuteurs en tant que puissance nucléaire », notamment dès la rencontre prévue le 27 avril avec le président sud-coréen Moon Jae-in à la frontière entre les deux nations, pour évoquer la signature d'un traité de paix. Avec l’annonce de décisions visiblement symboliques, « comme le démantèlement du site de Punggye-ri, qui avait été quasiment détruit par la violence du dernier essai nucléaire de septembre 2017 », l’objectif du dirigeant nord-coréen est évidemment de lever les sanctions économiques, dont un nouveau volet a été voté en décembre 2017 à l’unanimité des membres du Conseil de sécurité de l’ONU, Chine comprise, après un dernier tir de missile balistique intercontinental par Pyongyang.
La « grammaire » de la dissuasion
Mais selon Jean Guisnel, dans Le Point.fr, la manœuvre illustre avant tout le pouvoir conféré par la détention de l’arme atomique : le régime nord-coréen « vient effectivement d'atteindre le but que la dynastie communiste s'était fixé : devenir un interlocuteur à part entière de la nation la plus puissante du monde ». Le journaliste cite le livre de Pierre Vandier, La dissuasion au troisième âge nucléaire (Le Rocher) : « Chaque protagoniste doté de la capacité de rétorsion nucléaire impose à ses adversaires de devoir prendre en considération, dès les prémisses, la possibilité de se voir infliger des dommages considérables en cas d'attaque. La puissance devient un discours, la sécurité un dialogue avec l'adversaire. » Conclusion provisoire : « la bombe atomique est d'abord un outil politique. Il n'est nullement destiné à frapper un adversaire, mais à le convaincre qu'on se trouve en état de le faire ». C’est notamment selon le contre-amiral, ancien « pacha » du porte-avions Charles-de-Gaulle, le cas de la Russie dans sa stratégie de conquête territoriale en Crimée « lorsqu'elle a rappelé très clairement cette possibilité après s'être emparée de Sébastopol. Les démonstrations volontairement ambiguës qui ont été réalisées par les forces russes dans les mois suivants - vols d'avions bombardiers à long rayon d'action, tirs de missiles aux profils volontairement démonstratifs - participent à cette sanctuarisation des gains territoriaux par l'ombre portée de leur dissuasion nucléaire ». C’est pourquoi Pierre Vandier estime, dans un entretien accordé à Alain Barluet dans le Figarovox, que
La fenêtre d'opportunité d'un désarmement nucléaire global est probablement derrière nous. L'heure est aujourd'hui au renouvellement des capacités. Certains pays sont même en train d'envisager un élargissement de leurs arsenaux nucléaires avec de nouvelles têtes ou de nouveaux types de vecteurs dans l’objectif de la riposte graduée à cette notion complexe d'« avertissement », qui peut relever de la « démonstration ».
Pour le militaire, après un « premier âge » de la dissuasion caractérisé par un dialogue entre grandes puissances nucléaires, « le nouvel âge nucléaire sera marqué par des discussions entre puissances régionales qui vont se superposer aux rapports entre grandes puissances », du fait de « l'arrivée de nouveaux acteurs dont la mécompréhension de la grammaire nucléaire et les intérêts particuliers modifient le grand jeu », ce que la spécialiste Thérèse Delpech appelait la piraterie stratégique.
L'arme nucléaire permet en effet à des pays secondaires d'accéder au rang de puissances régionales, ce qu'ambitionnent clairement les Nord-Coréens et les Iraniens.
Par Jacques Munier
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