

C’est la nuit des idées sur France Culture et tout autour de la planète, au fil des fuseaux horaires. Cette année de crise sanitaire et de distanciation sociale, le thème choisi - non sans une pointe d’ironie - est « Proches », il concerne nos rapports individuels et collectifs.
Hartmut Rosa, le penseur de la résonnance du monde et de l’accélération du temps social, est le parrain de cette 6ème édition. Il sera tout à l’heure l’invité des Matins. Et il donne à L’Obs un grand entretien où la pandémie est très présente, montrant ainsi combien ses concepts semblent taillés sur mesure pour l’événement. En régime « distanciel », ce ne sont pas les visio-conférences qui peuvent remédier au sentiment d’isolement, mais le téléphone reste « un vecteur de résonance car il permet de se concentrer sur le grain de la voix ». Le sociologue évoque l’effet paradoxal de dilatation et de décélération du temps vécu, qui entraîne souvent « une sorte d’horror vacui, la peur antique du vide », en contradiction avec ce qui lui apparaît être le ressort de la modernité : la « stabilisation dynamique ».
Nous sommes poussés à accélérer sans cesse, sans but, simplement pour conserver ce que nous avons. Ce régime de temps est lié à la croissance économique, à l’extension technique, à la rapidité des mutations sociétales.
Publicité
À travers la décélération brutale causée par le confinement, nous prenons conscience que « ce tempo de la modernité s’est inscrit en nous » et qu’il n’est pas si facile de « dégager nos axes de résonance ».
Le profil kinesthésique du monde
Hartmut Rosa compare cette situation à celle qu’avait décrit dès les années 1980 Paul Virilio dans L’inertie polaire. La communication à distance, en temps réel, dépasse la vitesse ; elle permet de « reconstruire le monde autour du confinement domestique » écrivait-il.
Nos corps physiques sont ralentis au point qu’ils ne bougent plus du tout, mais dans le même temps nous échangeons des flux de données de plus en plus massifs et rapides.
Pendant le confinement, les gens se sont moins déplacés, et moins vite : les avions sont restés au sol, le trafic routier a diminué, une baisse de la mobilité humaine qui a pu être mesurée par les sismographes. Mais nous tournons le dos au monde numérisé qui s’annonce : même les jeunes, dont on pensait qu’ils souffriraient moins du confinement comme digital natives, n’aspirent qu’au retour des cours « en présentiel ». C’est sans doute la grande leçon de cette crise : notre inaptitude fatale à ce qu’une journaliste allemande, Elisabeth von Thadden, a désigné comme « die Berührungslose Gesellschaft », la société sans contact.
Le virus est l’indicateur de notre distorsion avec le monde...
Aujourd’hui, la pandémie a orienté les recherches d’Hartmut Rosa vers la notion d’« énergie sociale » : « nous manquons de concepts pour décrire cette chose étrange, quand nous disons « je suis plein d’énergie ce matin », observe-t-il. Il ne s’agit pas seulement d’énergie physique, « et pas tout à fait d’une simple disposition psychologique ». Son hypothèse est que cette énergie est construite socialement.
Nous le voyons bien aujourd’hui : la presse allemande est pleine de témoignages de gens qui, bien que disposant de davantage de temps, éprouvent une profonde fatigue.
Extension du domaine de la fatigue
Véronique Nahoum-Grappe a lu l’ Histoire de la fatigue de Georges Vigarello pour le site En attendant Nadeau. Paradoxe : « Le sujet fatigué s’absente de sa propre histoire » et « la fatigue semblait donc échapper à toute historicité ». Pour le Moyen Âge, par exemple, « où l’écrit est rare et les pensées personnelles perdues, il faut la traquer en sous-texte de récits portant sur autre chose, la déduire de situations décrites ».
Avec le thème de la fatigue, c’est une histoire du non-récit de soi qui entre dans la ligne de mire, celle du suspens récurrent et mineur de toute dramaturgie biographique que constitue la moindre séquence de repos.
Comme dans « les longs voyages, le plus souvent à pied, des pèlerins, des croisés, des enfants, des errants divers, les marches forcées des soldats, des marchands, des fugueurs », ou plus tard à l’ère industrielle, où la fatigue des ouvriers devient à bas bruit le motif sous-jacent de revendications sociales, c’est en creux que se dessine une anthropologie ouvrant aux sciences sociales « un champ immense ».
Cette Histoire de la fatigue met au jour un statut moral évolutif de la fatigue, entre signe de faiblesse, faute à expier, ou signe d’humanité.
Notre époque connaît une extension du domaine de la fatigue. L’ennui, fatigue morale, se répand en temps de pandémie et la catégorie psychanalytique de l’inconscient modifie « la perception d’une fatigue signe de pathologie vers une fatigue symptôme de dépression ».
Par Jacques Munier
L'équipe
- Production