Nietzsche, qui utilisa le tout premier modèle de machine à écrire, estimait que « nos outils d’écriture participent à l’élaboration de nos pensées ». De la plume à l’intelligence artificielle, l’instrument du scribe accompagne et souligne les évolutions du style.
Le « style » est d’ailleurs à l’origine un outil d’écriture, un poinçon qu’on appelle aussi « stylet », qui permettait de graver sur de l'écorce, de la cire ou de l'argile, tout comme le calame, un roseau taillé en pointe qui a donné sa forme caractéristique à l'écriture cunéiforme. Mais comme le rappelle Patrick Wald Lasowski dans La plume dissipée, qui vient de paraître aux éditions Stilus, le mot désigne également la manière d’écrire : on parle d’un style pompeux, familier ou sublime. Celui de l’auteur, spécialiste de la littérature du XVIIIe siècle et notamment des libertins, est fleuri et volontiers poétique pour décrire les avatars de la plume en action et en représentation. Ce glissement sémantique et fonctionnel du stylet au style s’applique aussi à la plume : d’un bon écrivain on dira que c’est « une bonne plume », et il y a des plumes « acerbes », « mordantes » ou « éloquentes ». En images, la scène fondatrice dès le haut Moyen Âge, c’est l’évangéliste assis à son pupitre : « Jean trempe sa plume dans la corne remplie d’encre que lui tend la main de Dieu ». D’enluminures en tableaux ou en fresques, l’objet au bec taillé représente à la fois l’inspiration céleste et l’autorité de l’écrit.
Verba volent, scripta manent. Oui, mais c’est grâce aux plumes de l’oiseau que les écrits demeurent.
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On fait des plumes de cygne, de corbeau, de héron ou de canard mais c’est surtout de l’oie qu’on tire l’instrument que vendent les papetiers. Assez vite on imagine des plumes à réservoir ou à pompe pour y incorporer le cornet d’encre, sans succès. Élégante et aérienne comme un rameau d’olivier, rémige qui incarne l’envol de l’esprit, ses traits resteront ceux du « premier battement d’ailes ».
La plume s’encanaille
Mais il arrive un moment « où la plume se donne en partage, entre l’illumination religieuse et l’enthousiasme poétique » voire, à la fin du Moyen Âge, se livre aux « expressions populaires, facéties, bons mots. L’esprit gaillard s’approprie l’instrument. » Du libelle au libertinage, il n’y a qu’un pas. La lettre d’amour remplace l’évangéliaire, on laisse courir sa plume. Beaumarchais se réjouit de recevoir de sa maîtresse « une émanation libertine par le canal de sa plume », tout en l’incitant à se déshabiller à chaque ligne.
Tu ne sais faire l’amour que sur un lit. Il est quelquefois charmant sur une feuille de papier.
« Le pupitre est dans tous ses états », résume Patrick Wald Lasowski, qui cite une lettre du 18 août 1777 : « En te faisant cet épître / L’amour dresse mon pupitre. » De la plume qui écrit à celle qui dessine, le siècle libère les images. Louis-Sébastien Mercier s’offusque dans son Tableau de Paris de leur étalage sur les quais : « Il en est de si licencieuses que ma plume ne peut en faire entrevoir ici le sujet ». La Révolution va amplifier le phénomène, en se donnant pour cible Marie-Antoinette.
Pamphlets, chansons, épigrammes stigmatisent celle dont l’image brouille le partage de ce qui se doit à une reine et de ce qui convient à une favorite.
Dernier avatar de la plume, le Marat de David « recrée la déposition du Christ et drape à l’antique la baignoire hospitalière des galeux ». Dans la main, tombée à terre, du député montagnard et fondateur de L’Ami du peuple, une plume blanche. « Si apothéose il y a dans le tableau de David, c’est celle de la plume dans la main de celui qui écrit. »
La boule à écrire
La machine à écrire utilisée par Nietzsche dès 1882 est un modèle primitif : la boule à écrire de Hansen, où le clavier trône au sommet comme une grosse pelote. Ross Goodwin en fait un échelon intermédiaire dans la mécanisation de l’écriture, entre la plume en acier et l’écriture automatique par l’intelligence artificielle. Pour son « road-trip gonzo » publié chez Jean Boîte Éditions sous le titre The Road, il a monté un dispositif à bord d’une voiture utilisée comme un gros stylo technologique : des capteurs, une caméra sur le coffre, un GPS sur le toit, un micro pour les conversations dans le véhicule et une horloge.
Chacune de ces données a fourni aux réseaux de neurones artificiels des points de départ narratifs : une image à transcrire en texte, un lieu à décrire, une ligne de dialogue à développer ou simplement l’heure de la journée.
Le résultat, en langue anglaise, est dans la lignée des roads trips américains de la contre-culture : Sur la route de Kerouac ou Acid Test de Tom Wolfe. L’intelligence artificielle jouerait le rôle qui a pu être celui du LSD dans les années 60. Quant à celui de l’auteur, il préfère en rester aux questions avant d’essayer d’y répondre. À suivre, donc...
Par Jacques Munier
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