Que serait le printemps sans le chant des oiseaux ? D’après Bernie Krause, au cours des cinquante dernières années 50% des sons de la nature ont disparu.
C’est ce qu’affirme cet acousticien, inventeur de la notion de biophonie, dans un livre publié en 2013 chez Flammarion : Le grand orchestre animal. La dernière livraison de la revue Billebaude est consacrée aux mondes sonores des vivants non-humains. Des araignées, qui font vibrer en les pinçant les cordes de leurs toiles, aux claquements secs des cachalots, en passant par le hurlement rassembleur des loups, toute une gamme de sons, des plus ténus aux plus puissants, forme une phonosphère riche de sens pour qui sait ou veut l’entendre. La philosophe Vinciane Despret évoque les mondes perceptifs que déploie ce langage énigmatique et profus en se référant notamment à Gilles Deleuze, qui insistait « sur le fait que les animaux ne sont ni dans notre monde ni dans un autre » mais dans un « monde associé », à l’occasion transporté au gré des migrations comme une sorte de « bulle » pareille à celle que construit l’enfant qui, dans un passage de Mille Plateaux, trace son chez-soi autour de lui en chantonnant.
C’est, au passage, une leçon sur la meilleure manière d’habiter un lieu : l’oiseau choisit un promontoire « et à partir de là, il rayonne depuis le centre jusqu’à former, avec son chant, une sorte de maillage sonore qui constitue son territoire ». Une façon de faire corps avec l’espace à coups d’avertissements mélodieux, mais aussi de se faire des voisins. Comme chacun a pu le constater, les oiseaux « vocalisent en affinité », ils se donnent le répons dans une partition qui est aussi celle du territoire partagé. La philosophe, spécialiste d’éthologie animale, insiste sur le bénéfice sensoriel et intellectuel « à vivre dans un monde où on fait attention » à ces signaux sonores, de manière à développer « le goût d’une intimité sans proximité ». L’anthropologue Viveiros de Castro disait que sa tâche « n’était pas d’expliquer d’autres mondes mais de multiplier les nôtres ». Baptiste Morizot, philosophe et pisteur de loups s’y emploie également. Il décrypte le sens des hurlements solitaires ou en meute. Il y a ceux qui appellent au regroupement à la tombée de la nuit. « Alors commencent des fêtes, des embrassades ». Et puis il y a le « hurlement chorus », qui signale le départ de la chasse nocturne, dans une tonalité différente, bientôt suivie d’un silence révélateur d’une coordination sans faille. Par ailleurs, hurler en chorus est également le signe pour tenir une position, « une technique géopolitique d’évitement du conflit » avec d’autres meutes.
La danse sonore des abeilles
Le cri de la reine des abeilles quand elle a éclos.
Le vibrato, le trémolo sourd des abeilles est également un signal fort du printemps.
Autrefois, on croyait entendre dans leur bourdonnement la voix des défunts, comme un murmure tout droit venu du monde des esprits. Thor Hanson
Dans un livre qui vient de paraître chez Buchet Chastel sous le titre Abeilles : la dernière danse ? Thor Hanson s’inquiète de la disparition de millions d’abeilles, du fait notamment des pesticides, en particulier les néonicotinoïdes. Or, on connait leur rôle irremplaçable dans la pollinisation d’au moins un tiers des plantes, dont celles que nous consommons. L’auteur, biologiste et mélitologue décrit ces animaux délicats qui travaillent en dansant. Leurs antennes sont d’extraordinaires capteurs sensoriels, pas moins de sept structures distinctes, dont « chacune cible un signal environnemental particulier, ce qui leur permet de s’orienter à travers une véritable « tempête d’odeurs » : les abeilles parviennent ainsi « à démêler les subtilités d’une phéromone ou à repérer le parfum d’une feuille, d’un arbre, de la terre et de l’eau, tout en restant à l’affût des prédateurs et de l’odorant panache émis par les fleurs au loin ». Leurs yeux sont également des organes exceptionnels, « chacun est doté de plus de 6000 facettes qui transmettent en permanence leur vision individuelle du monde au cerveau qui, lui, réunit toutes ces images pour en former une seule, composite, grand angle ». L’histoire des relations entre les humains et les abeilles est l’une des plus anciennes qui soient. Leur domestication est bien antérieure à celle des chevaux, et dans des lieux aussi éloignés que l’Inde, l’Indonésie ou la péninsule du Yucatan, où les apiculteurs mayas élevèrent de « vraies dames », une espèce de la forêt tropicale qui a la particularité d’être dépourvue de dard. Les abeilles nous ont apporté la lumière dans la nuit, grâce à la cire des bougies. Longtemps considérées comme des messagères des dieux, elles enchantent nos poètes qui évoquent « le baiser d’une abeille », les comparent à « l’esprit dans la lumière » et se réjouissent de voir la lavande « trembler au poids d’une abeille »… Rachel Carson parle dans Printemps silencieux d’un monde privé du chant des oiseaux et lance un avertissement à propos des fleurs autour desquelles les abeilles ne bourdonneraient plus.
Le monde pourrait se débrouiller sans nous, mais il ne pourrait rien faire sans les abeilles.
Par Jacques Munier
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