

C’est le jour des Morts dans le calendrier catholique, et donc aussi un jour de fête pour tous ceux qui croient en la résurrection
Ou qui font simplement l’épreuve – et ce sont les plus nombreux – de la présence vivante du souvenir des proches disparus. Cette commémoration liturgique a d’ailleurs été instituée par l’Église pour obtenir la délivrance des âmes au purgatoire. Elle procède donc aussi d’un désir universel de ne pas rompre, et d’accompagner le défunt dans sa route inverse… Chacun d’entre nous pressent dans cet épilogue inéluctable – parfois brutal et inattendu – une dimension constitutive de la condition humaine, à commencer par la sienne propre. Le mensuel Philosophie magazine consacre un dossier à cette question éminemment métaphysique. Mais si « Philosopher, c’est apprendre à mourir », selon la célèbre formule de Montaigne, il faut rappeler cet autre passage des Essais où l’auteur affirme que si nul ne s’est mieux préparé « à quitter le monde », c’est pourtant à rallonger « les offices de la vie » qu’il s’emploie, et – ajoute-t-il « que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. » La méditation sur la mort est en fait une tentative d’approche, en forme de révélation, de la fragilité de notre condition, la brèche où s’insinue, jour après jour, notre vulnérabilité au temps qui passe : « cotidie morimur », c’est chaque jour que nous mourons un peu, l’événement n’est pas seulement anticipé comme le montre l’image de la clepsydre, l’antique horloge à eau dont l’écoulement mesurait le temps comme les grains du sablier, « ce n’est pas la dernière goutte qui vide le récipient, mais toutes celles qui l’ont précédée ». Dans son dernier livre sobrement intitulé Fragilité, qui paraît aujourd’hui aux Éditions de Minuit, le philosophe Jean-Louis Chrétien, consacre un chapitre à la « meditatio mortis » de la tradition latine. S’il est vrai, comme disait Rilke, que l’on contient sa mort comme le fruit son noyau, la perte de chaque instant, l’arrachement à soi-même apparaît aussi comme la promesse d’une transformation : « Meurs et deviens » la célèbre maxime de Goethe renvoie à cette faculté miraculeuse du vivant, qu’on désigne aujourd’hui par le terme emprunté à la physique de « résilience », mais que les latins nommaient « ressource » ou « ressort », la capacité de rebondir. Car la mort n’est pas le dernier mot de notre exposition au temps qui passe, et notre fragilité constitutive peut fomenter des retournements spectaculaires. C’est notamment le thème mystique de la « blessure d’amour », qui depuis le Cantique des cantiques, inspire « une transfiguration de la fragilité à même l’épreuve que nous faisons d’elle ». Et du coup, ajoute le philosophe « l’humaine faiblesse, au lieu d’être ce qu’il faudrait d’abord vaincre, voire éliminer, pour que la force vînt occuper sa place, dans une solitaire victoire de soi sur soi, peut devenir la faille où l’éclair de la grâce vient porter sa lumière fulgurante, qui la transfigure. »
Il reste que, comme disait Jean Genet, « Vivre c'est survivre à un enfant mort. »
Ce qui nous ramène à une expérience plus triviale de la fragilité de notre condition. Jean-Louis Chrétien explore le champ sémantique du mot « fragile », avec ses adhérences multiples : faiblesse, fêlure, poétique des ruines – de la naissance comme miroir de la précarité à la mort comme assomption, en passant par le fil ténu de la voix humaine qui pourtant dit le nom et la vérité des choses, la fragilité se décline en de multiples figures, ordinaires ou sublimes. La tradition chrétienne a longuement arpenté les failles de la personne humaine mais le sens de la fragilité renvoie chacun à ses propres ressources. Condillac, dans son Dictionnaire des synonymes, distingue fragile et périssable : « Les choses sont périssables parce qu’elles doivent finir ; elles sont fragiles parce qu’elles peuvent finir à tout instant sous les premiers coups qui les frappent. » Ici la menace vient du dehors. Mais, rappelle le philosophe, « un être ne se brise que selon lui-même et sa propre structure ». C’est le sens que la géologie donne au mot « clivage pour désigner la façon dont un minéral se fracture et se divise », sens qui s’est ensuite étendu aux domaines de la sociologie et de la psychologie. « Nul ne peut se soustraire à la fragilité et rien n’y échappe – car elle est une dimension constitutive de la finitude » conclut Jean-Louis Chrétien dans un épilogue en forme d’hommage à la voix, si sensible à la fatigue ou au trac, et aux émotions d’une manière générale, alors qu’elle est l’organe du sens des choses et des situations. Évoquant Péguy, sa voix dans le poème, son « bégaiement délibéré », il rappelle que la fragilité humaine est aussi chez lui « la condition de l’espérance », laquelle est « la puissance même du commencement ». Conclusion : « Seule la barque fragile de la voix humaine peut jeter son ancre dans le ciel. » La revue Critique est justement consacrée à Péguy. Jean-Luc Marion revient sur cette voix unique, « avec l’usage virtuose de la répétition en basse continue » et sa manière de faire penser la langue. Péguy, résume le philosophe « cherche le point universel où tout s’articule. Au contraire de certains catholiques qui tendent à transformer leur baptême en problème identitaire ».
Par Jacques Munier
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