

Dans son dernier livre, le philosophe Michaël Fœssel explore le sens et les virtualités de la nuit
« Chacun dans sa nuit s’en va vers sa lumière » écrivait Victor Hugo dans Les Contemplations pour résumer ce que la nuit fait au jour. Mais avant que les romantiques n’accordent à l’obscur le privilège justifié par « une immense fatigue à l’égard du monde », les penseurs des Lumières exprimaient déjà des doutes sur l’empire diurne. « Soyez ténébreux » suggérait paradoxalement Diderot dans son Salon de 1767. « La clarté est bonne pour convaincre mais elle ne vaut rien pour émouvoir. » Et l’on se souvient du parallèle établi par Kant entre « le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi ». La nuit sublime le sentiment, une forme de connaissance non rationnelle mais sensible, et par elle, comme dit Supervielle, « nous devenons des étoiles consentantes ». Consentir à la nuit, c’est aussi s’abandonner au « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » dont parlait Rimbaud dans la Lettre du voyant. Car « à quatre heures du matin il n’y a que le brigand et le poète qui veillent » observe Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris. « Penser la nuit – ajoute Michaël Fœssel* – c’est penser la manière dont l’obscurité change notre perception, transforme notre rapport aux autres ou modifie notre expérience du temps ». La phénoménologie confirme ce que nous savons tous éprouver : « La nuit – écrit Merleau-Ponty – n’est pas un objet devant moi, elle m’enveloppe, elle pénètre par tous mes sens, elle suffoque mes souvenirs, elle efface presque mon identité personnelle. » C’est ce dernier aspect que relèvent les lecteurs du livre de Michaël Fœssel. Jean-Marie Durand souligne dans Les Inrockuptibles le propos selon lequel « on consent à la nuit parce qu’elle est dénuée de témoins à charge ». En étant moins regardé on est aussi moins regardant – ajoute-t-il – et le regard sur les autres devient plus indulgent, plus innocent, moins autoritaire. Ce qui fait signe vers une qualité politique de la nuit, que le philosophe désigne comme la « démocratie sensible », et que le sociologue Jonathan Crary illustre à contrario dans son essai 24/7 : 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 : le capitalisme à l'assaut du sommeil. La nuit représente alors une potentialité de résistance individuelle et collective face aux tentatives de la prédation marchande pour effacer la différence entre le jour et la nuit. À quoi s’ajoute la mémoire ouvrière des expériences nocturnes décrites par Jacques Rancière dans La Nuit des prolétaires : celle des ouvriers et artisans parisiens qui, entre 1830 et 1870, « brisent le temps salarial pour occuper leurs nuits à se cultiver, à débattre ou à écrire ». Des nuits « où l’on échappe à l’exigence de l’efficacité économique », souligne Éric Aeschimann dans L’Obs, en citant l’auteur : « la nuit est un lieu propice aux expériences égalitaires ».
La nuit a donné ses couleurs à l’esprit de révolte, on pense à Nuit Debout
Les couleurs de la transgression, de la nique à l’autorité et à la bienséance. « En 1833 – rappelle Michaël Fœssel – les tailleurs parisiens en grève élisent un habitué des tavernes d’étudiants ; en 1848, les ouvriers-peintres s’adressent à un cafetier poète pour qu’il leur propose un plan d’association. » Que des habitués de la nuit… Qui « veillent pour ne plus être surveillés ». La nuit parisienne a ainsi acquis une réputation légitime que le mensuel Soixante-quinze célèbre à propos du « bal-nommé » cabaret antillais des Années folles restauré et objet d’une polémique sur son surnom d’origine de « Bal nègre ». Ce haut lieu de la fête dans les années 20, célébré par Simone de Beauvoir ou Robert Desnos, qui le baptise ainsi, dévolu à la biguine ou au « jazz sucré » ouvrira ses portes aux noctambules le 22 mars au 33 rue Blomet. Aimé Césaire, le chantre de la négritude aurait sans doute aimé conserver son nom d’origine, mais la « vox populi », le CRAN et Rokhaya Diallo en ont décidé autrement. Reste l’adresse… Et la fête nocturne assurée
Festives ou angoissées, solitaires ou politiques, la variété des situations de la nuit dessine une anthropologie
Qui renvoie à un régime spécial de perception et de sensibilité. « Le jour a des yeux, la nuit a des oreilles » dit un proverbe persan. À quoi Edgar Poe ajoute : « L’été, la nuit, les bruits sont en fête ». La sensibilité nocturne est parfaitement illustrée dans ce récit d’une promenade nocturne avec des amis en 1905 par Virginia Woolf, édité dans Des phrases ailées par Le Bruit du temps. Un long travelling sur la côte dans l’obscurité où « de grandes falaises surgissaient de la mer en procession solennelle, faisant face à la nuit et aux vagues de l’Atlantique. » Le groupe d’amis, soudé par les ténèbres, tente de défier l’obscurité en poursuivant une discussion animée mais les voix sonnaient étrangement « et les raisonnements les plus pertinents manquaient d’autorité ». Si bien que l’on glissait « insensiblement vers des sujets plus adaptés à ces lieux mélancoliques et sombres ».
Par Jacques Munier
* Michaël Fœssel : La nuit Vivre sans témoin (Autrement)

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