Le sens du vote en démocratie

Isoloir à Colombey-les -deux-Eglises, 30/11/1958
Isoloir à Colombey-les -deux-Eglises, 30/11/1958 ©AFP - Intercontinentale
Isoloir à Colombey-les -deux-Eglises, 30/11/1958 ©AFP - Intercontinentale
Isoloir à Colombey-les -deux-Eglises, 30/11/1958 ©AFP - Intercontinentale
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Le vote en démocratie est-il vraiment le résultat d’un choix rationnel ?

La question n’est pas nouvelle mais le contexte politique où nous sommes plongés en relance l’intérêt. Dans un Hors-série du mensuel Books consacré au malaise dans les démocraties, Louis Menand rend compte du livre de Samuel L. Popkin Le raisonnement de l’électeur. Communication et persuasion dans les campagnes présidentielles. Le constat du politologue n’est guère optimiste quant à la valeur de ce qu’il est convenu d’appeler « la volonté générale ». Il cite les travaux de l’un des premiers à avoir appliqué la méthode statistique à la compétence des électeurs, Philippe Converse, dont les conclusions, « quarante ans plus tard, continuent d’alimenter la science du comportement électoral ». Selon lui, seuls 10% des citoyens disposent d’un système de convictions politiques cohérent et rationnel. Même parmi ceux qui ne votent pas en fonction d’une idéologie mais de leur intérêt personnel, la plupart se trompent car ils utilisent des « raccourcis » pour se faire une opinion au lieu d’emprunter la voie longue et difficultueuse de l’information politique, de l’analyse des programmes et du suivi des débats entre candidats. Ils s’en remettent à l’avis d’experts ou tout simplement à celui de leur entourage. Un autre genre de « raccourci » est celui qu’on désigne comme le vote « du portefeuille ». Si l’électeur est bien doté économiquement, il va voter pour le sortant, s’il se sent fauché, il favorisera l’alternance. En l’absence de connaissance permettant de vérifier si celle-ci améliorera effectivement sa situation, cette attitude n’est pas plus rationnelle qu’un vote fondé sur l’état de la pelouse ou du temps qu’il fait… C’est ainsi que lorsque Georges W. Bush proposa de supprimer les droits de succession, les deux tiers de l’opinion se déclarèrent favorable à la mesure qui ne devait profiter qu’à une infime minorité de la population, alors que 98% des Américains ont un patrimoine trop modeste pour être soumis à cet impôt. Mais la plupart d’entre eux ne faisaient pas le lien entre une politique fiscale et la situation économique du pays. « Voilà comment – conclut Louis Menand – l’électorat de la plus grande démocratie du monde peut « choisir » inlassablement de transférer toujours plus de richesse à une fraction toujours plus restreinte de la population. »

L’électeur français, dont on vante l’intérêt pour la politique, est-il plus éclairé ?

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On peut en douter selon Thomas Guénolé dans le Figarovox. Pas par défaut de conscience citoyenne ou faute de s’informer pour se faire une opinion, mais à cause du manque de fiabilités des sondages, une autre forme de « raccourci » pour voter, notamment pour trancher en faveur du « vote utile ». Philippe Converse le remarquait déjà : quand on lui demande son avis, le sondé se sent tenu d’en avoir un, même sur des questions auxquelles il n’avait jamais pensé. Le politologue au CEVIPOF, quant à lui, énumère et analyse les failles d’un système qui a conduit récemment à tant de déconvenues : Brexit, Trump, primaires françaises… Il conteste notamment le principe de l’échantillon représentatif dont le postulat voudrait que des personnes du même âge, du même genre, à situation professionnelle identique après des études similaires, aient la même opinion. Car c’est sans compter la dispersion des voix et les choix des indécis à la dernière minute. De multiples biais faussent également les résultats des sondages : la rémunération des sondés qui les incite à éviter la réponse « sans opinion », la surreprésentation des plus politisés, le fait que les sondages se font de plus en plus par internet, ce qui écarte une bonne partie des retraités, ceux qui votent le plus. Pourtant « les médias persistent à construire l'essentiel de leurs papiers d'analyse, des angles de leurs reportages, des questions de leurs interviews politiques, sur l'évolution des sondages ». D’où les surprises dues à « des thermomètres cassés ». Thomas Guénolé estime même qu’à ce stade de non-fiabilité, « utiliser des sondages (ou le sacrifice d'un poulet) pour construire une analyse politique relève du manque de sérieux et de la faute professionnelle ».

Le vote reste une institution démocratique de référence, même s’il est dévalué par le premier parti de France, celui des abstentionnistes

Le rite d’institution qui orchestre une communauté éphémère a été beaucoup étudié par les politologues, les sociologues, les démographes et les géographes, moins par les historiens. Laurent Le Gall publie chez Anamosa une histoire de l’élection sous le titre A voté. L’abstention demeure un indicatif de l’état de la démocratie, ce qui confère à contrario une légitimité au vote, malgré sa contestation par les milieux libertaires et altermondialistes. Dans une démocratie de la défiance, selon le terme de Pierre Rosanvallon, et à l’heure de la crise de la représentation, l’institution électorale fait la preuve de sa robustesse. Même si « la fiction entretenue du passage des volontés particulières à la volonté générale » est au cœur de ce que Bourdieu appelait « le mystère du ministère »…

Par Jacques Munier