Les embarras de l’identité

Hommage aux noms des victimes du tsunami, Japon
Hommage aux noms des victimes du tsunami, Japon ©Getty
Hommage aux noms des victimes du tsunami, Japon ©Getty
Hommage aux noms des victimes du tsunami, Japon ©Getty
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La notion d’identité se développe dans le champ politique, qu’elle soit nationale, religieuse, de genre ou de race. Au-delà de la forme d’évidence qu’elle affiche, elle semble bien problématique.

Et finalement assez confuse. Si elle sert à revendiquer un statut minoritaire, elle prend vite des allures victimaires sans déboucher sur une vision commune et émancipatrice ; si elle affirme au contraire une prérogative dominante, comme dans l’usage politique de « l’identité française », elle fonctionne comme un principe d’exclusion. Dans les deux cas, elle apparaît comme une conception figée, repliée sur elle-même, hostile au mélange, à l’évolution et somme toute à la liberté. Elle est relativement récente et hégémonique, voire invasive. Elle tend à supplanter la forme classique de l’action politique visant le bien commun. Bref, elle pourrait bien être le symptôme d’une société sans avenir collectif où chacun défend son pré carré.

L’identité et l'histoire

Pourtant, et c’est ce qui fait sans doute sa force de conviction, elle est aussi un dépôt, celui d’un « passé interminable », selon l’expression de Patrick Boucheron à la relecture de l’ouvrage posthume, inachevé, « entretenant un rapport embarrassé avec son propre sujet » : L’identité de la France par Fernand Braudel. « À l’inverse de la Méditerranée, qui menait gaillardement son lecteur de la description des grandes houles de l’histoire à la chronique heurtée du ressac de l’événement, L’identité de la France est une quête des profondeurs ». Et, à l’approche de la mort, une recherche de sa propre identité. On peut lire ce bel échange entre les historiens dans une nouvelle revue qui s’emploie justement à explorer « toutes les France qui racontent la France » : Zadig, ainsi nommée en hommage au héros itinérant de Voltaire, comme l’explique Éric Fottorino, le directeur de la publication, dans son édito. Le dossier de cette première livraison porte à point nommé sur les initiatives, globales ou locales, politiques ou individuelles, pour « réparer la France ». Sur la question de l’identité, le grand entretien avec Mona Ozouf est édifiant. D’une enfance bretonne où la langue française était synonyme d’émancipation aux travaux sur la Révolution française, l’historienne estime que « l’identité française, quelle que soit l’évolution de nos sociétés, se pense toujours comme une continuité terrienne ». Géographie, espace, culture ? On en revient à Braudel.

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La politique des identités

Les pages Débats de L’Humanité se sont ouvertes à cette problématique lancinante : l’identité devient-elle un prisme politique ? Laurent Dubreuil, universitaire français aux Etats-Unis, qui vient de publier chez Gallimard un ouvrage intitulé La dictature des identités, évoque cette nouvelle tyrannie du « self » victimaire qui envahit les campus mais aussi la Maison Blanche : « le trumpisme est surtout une politique d’identité blanche ». Soit l’idée stérile d’une « juxtaposition sans dialogue des comme nous ». Et d’ajouter : « Le dogme identitaire se diffuse merveilleusement via les outils du capitalisme technologique, globalisé et communicationnel. Celui-ci, pour des motifs de contrôle et de commerce, a tout intérêt à ce que la parole et les esprits soient régentés et organisés depuis des stéréotypes – négatifs ou positifs. C’est plus facile à manier pour l’algorithme. » Vincent Descombes est l’auteur d’un livre prémonitoire de 2013 sur Les embarras de l’identité (Gallimard) où il interroge la fortune sémantique de la notion, passée du Dictionnaire de l’Académie française où elle signifie – ouvrant déjà un abime de perplexité – « Ce qui fait que deux ou plusieurs choses ne sont qu’une même », à la conception moderne d’une ipséité fermée sur elle-même. Une réflexion qu’il prolonge ainsi dans L’Huma : « Ce qui frappe dans les revendications identitaires est la différence entre des appartenances à des groupes réels, porteuses de solidarité, et des appartenances purement classificatoires, qui ne rattachent les individus à aucun groupe historique identifiable. Être du même pays que d’autres fait de moi le concitoyen d’autres citoyens. Être du même sexe que quelqu’un ne suffit pas à créer entre nous un lien quelconque. » Nathalie Heinich, qui tente de définir par défaut la notion dans un livre publié sous le titre Ce que n’est pas l’identité (Gallimard), estime que « Nous sommes tous, heureusement, beaucoup plus intelligents avec nous-mêmes que ne le voudrait cette conception réductrice : nous savons jouer, selon les contextes, des différentes facettes qui nous constituent, et nous percevoir, nous présenter et accepter d’être désignés selon notre sexe, ou notre âge, ou notre profession, ou notre place dans la famille, ou notre région d’origine, ou notre nationalité, ou notre religion si nous en avons une, etc. » Et ne pas limiter notre identité à tel ou tel aspect, jouer en somme sur tous les tableaux. Laurent Dubreuil souligne que l’identitarisme contemporain instaure l’idée d’une juxtaposition sans dialogue des « comme nous » et il dénonce une politique des identités. 

À la formule de Nietzsche « Deviens ce que tu es », l’anthropologue Jean-Loup Amselle opposait celle-ci : sois ce que tu deviens.

Par Jacques Munier

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