Les "gilets jaunes" à l’heure du bilan ?

Un mouvement en veille ?
Un mouvement en veille ? ©AFP
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On pensait avoir tout dit sur les "gilets jaunes", mais une étude approfondie doit paraître cet automne. Le Monde en dévoile les grandes lignes.

C’est une étude réalisée par soixante-dix sociologues, politistes et géographes à l’initiative du Centre Émile Durkheim de Bordeaux, une ville où par ailleurs les "gilets jaunes" ont été particulièrement actifs. Sur l’ensemble du territoire, dans les manifestations comme sur les ronds-points, plus de 1 300 d’entre eux ont répondu à une enquête par questionnaire qui a été complétée par plusieurs dizaines d’entretiens approfondis menés en face-à-face. Magali Della Sudda, historienne et politiste chargée de recherche au CNRS, en évoque les grandes tendances, à commencer par le positionnement des gilets jaunes à l’égard de l’environnement. « Ce mouvement, qui est né d’une protestation contre la hausse des taxes sur le carburant, a souvent été qualifié d’anti-écologiste » rappelle-t-elle. L’enquête « montre pourtant que les « gilets jaunes » qui estiment que l’écologie n’est pas une priorité sont très minoritaires ». Nombreux sont ceux qui demandent plus de justice dans les politiques environnementales : « C’est le kérosène et les yachts qu’il faut taxer » estime près d’une personne sur cinq. Et l’enquête montre aussi l’émergence d’une « praxis écolo populaire » : « faire son potager, acheter sa viande chez l’éleveur d’à côté, consommer autrement. Plusieurs marchés citoyens réunissant producteurs locaux et habitants, et qui court-circuitent la grande distribution, ont vu le jour depuis le début du mouvement. » L’action collective a également transformé leur rapport à la politique, ce dont témoigne la revendication du RIC (le référendum d’initiative citoyenne), qui exprime davantage « le sentiment d’un déficit de démocratie » qu’une défiance à l’égard de la démocratie représentative, dont c’est plutôt le fonctionnement qui est mis en cause. 

On sort donc de la dichotomie entre démocratie directe et démocratie représentative, mais aussi de la dichotomie opposant la démocratie substantive – on agit au nom d’un groupe sans en faire partie, comme Jean Jaurès quand il soutient les mineurs de Carmaux (Tarn) en 1892 – à la démocratie descriptive (seul un "gilet jaune" peut représenter les "gilets jaunes").

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Quand à l’essoufflement du mouvement, Magali Della Sudda préfère parler de « veille : à la faveur d’un contexte favorable, les actions peuvent reprendre et les réseaux constitués se réactiver. Plutôt que de dire que le mouvement disparaît, il vaudrait mieux considérer qu’il évolue ».

Bilan et perspectives

« Que reste-t-il des "gilets jaunes" ? » titre aujourd’hui l’hebdomadaire Le 1. Brice Teinturier énumère les éléments déclencheurs du mouvement et constate qu’en cette rentrée 2019, ils sont loin d’avoir disparu. « Au mieux ils se sont atténués, au pire ils couvent encore. » Mais le spécialiste des sondages et des évolutions de l’opinion s’attarde sur ses conséquences politiques : « une inflexion majeure de la politique économique du gouvernement », une évolution notable de la communication présidentielle, une prise de conscience « du caractère incontournable de la crise de la représentation qui traverse depuis longtemps notre pays ». 

Il fallait réformer vite et fort pour produire des résultats concrets et restaurer ainsi une relation dégradée. Depuis les Gilets jaunes, l’exécutif a compris que cela ne suffisait pas et qu’il fallait consulter en permanence les Français. 

Pierre Veltz* a consacré de nombreux travaux de recherche aux dynamiques territoriales à des échelons allant du local au global. Il évoque les causes immédiates du mouvement – « notre structure territoriale, avec ce fait que la distance entre le domicile et le travail s’est beaucoup accrue », ainsi que l’existence de « grandes nappes suburbaines qui entourent les grandes villes, où la population et les services sont extrêmement atomisés ». 

Chaque commune a voulu construire ses petits lotissements, mal desservis et en deçà de la taille critique pour les services.

Le sociologue relève aussi des causes plus lointaines et profondes : « la montée d’une forme globale de ressentiment social », malgré « un processus d’homogénéisation (relative, bien sûr) de la société et même du territoire français ». Mais c’est là précisément que le bât blesse, selon le fameux paradoxe de Tocqueville : plus les inégalités baissent, plus celles qui subsistent sont intolérables. 

Nous ne sommes plus dans le monde décrit par ce passage prodigieux de Proust dans La Recherche où il observe les clients de l’hôtel de Balbec en train de dîner pendant que les petites gens et les pêcheurs les regardent de l’extérieur à travers la vitre : c’était une société de classes où il pouvait y avoir de la colère sociale mais pas de ressentiment, car la distance était trop grande entre ces deux mondes.

Aujourd’hui, « la société s’est homogénéisée sans tenir toutes les promesses de cette homogénéisation » : il ne suffit pas d’avoir fait des études supérieures pour trouver un bon emploi. Et l’on peut déplorer la disparition d’un « récit commun », fût-il conflictuel. Sur le partage des fruits de la croissance, par exemple.

* Il a publié cette année La France des territoires, défis et promesses (L’Aube, 2019)

Par Jacques Munier