Les revues en grève

Des étudiants de l'université des sciences de Tours, 30/01/2020
Des étudiants de l'université des sciences de Tours, 30/01/2020 ©AFP
Des étudiants de l'université des sciences de Tours, 30/01/2020 ©AFP
Des étudiants de l'université des sciences de Tours, 30/01/2020 ©AFP
Publicité

C’est assez inhabituel pour être signalé : près de 70 revues, notamment de sciences humaines et sociales, se sont déclarées « en lutte » ou même « en grève » contre la future loi de programmation pluriannuelle de la recherche.

Et contre la réforme des retraites, qui pénalise les chercheurs. Comme l’indique Isabelle This Saint-Jean sur le site AOC, « Si le gouvernement ne reprend pas à son compte les chiffres donnés par plusieurs syndicats qui estiment la baisse de pension à plus de 30% par rapport au système actuel, il acte dans l’étude d’impact accompagnant la réforme le fait que ces personnels seront effectivement des « perdants » de la réforme. » Mais le fond de l’affaire concerne la situation actuelle de la recherche et de l’enseignement supérieur, qui souffrent d’un déficit chronique de financement se traduisant notamment par une baisse des recrutements, de l’ordre de 38% entre 2008 et 2016 dans les principaux organismes de recherche, avec un accroissement considérable des CDD. L’annonce de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche de revaloriser les salaires des nouveaux entrants (qui passeraient de 1,4 à 2 SMIC) ne peut masquer le fait que son objectif affiché d'atteindre les 3 % de PIB pour la recherche à la fin de la loi de programmation, la France devait les atteindre en… 2010.

Une économie de la connaissance

Concrètement, pour les revues scientifiques, se mettre en grève cela signifie qu’elles cessent d’examiner et de publier des articles jusqu’à nouvel ordre. L’objectif est aussi d’attirer l’attention sur tous les personnels – ingénieurs d’études ou secrétaires de rédaction, formés aux métiers de la documentation et de l’édition – sans lesquels les revues académiques en tant qu’objet physique ou numérique n’existeraient pas. Avec les scientifiques « qui évaluent les textes, les discutent, les amendent ou les rejettent », ils contribuent à « une économie de la connaissance efficace », comme le souligne la tribune collective publiée dans Le Monde. Une économie soutenue par les bibliothèques universitaires qui achètent les revues à l’unité ou en bouquets sur des plates-formes numériques. « Cette offre en ligne, gratuite pour les étudiants, permet une diffusion hors du champ universitaire : les journalistes ainsi que les enseignants, les associations, les élus, les citoyens bénéficient d’un apport substantiel de connaissances fiables et renouvelées. » Une économie donc « adossée à une infrastructure invisible, celle du service public de la recherche ». Tout est lié…

Publicité

Un bien commun

Le site La vie des idées publie un dossier complet intitulé La recherche est un bien commun. La Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche y est en ligne de mire.

Le mécontentement gagne les laboratoires, les revues et les personnels qui s’inquiètent des mesures annoncées : les évaluations seraient plus nombreuses, les financements de moins en moins pérennes, le statut des enseignants chercheurs pourrait être réévalué. 

Le modèle américain, vanté par nos décideurs hexagonaux, mérite du coup d’être examiné comme le fait Pierre Gervais : « aux États-Unis, les partenariats universités-entreprises restent un sujet marginal ; les discussions portent principalement sur le rôle de l’État fédéral. Experts, grands patrons, présidents d’université, membre du Congrès… tous réclament plus de moyens publics pour financer la recherche ». La recherche appliquée, financée par les budgets privés de Recherche et développement, se fait essentiellement en entreprise. Et la recherche fondamentale n’attire pas les fonds privés. Reste le modèle managérial d’évaluation et de mise en concurrence, mais comme le rappelle ce professeur de civilisation américaine, « les chercheurs français sont bien placés pour savoir que cette tendance n’a rien de particulièrement américain. »

De plus, assez ironiquement, ce processus, baptisé américanisation de ce côté-ci de l’Atlantique, est tout aussi critiqué aux États-Unis.

"Politique de site"

Peggy Cénac, Claire Lemercier et Alexandre Zimmer dénoncent par ailleurs le fait que « les politiques publiques françaises concentrent les moyens de recherche sur quelques “sites”, aux dépens de régions entières, creusant les inégalités entre universités dites “d’élite” et d’autres “de masse” », une politique dont « de nombreux travaux empiriques démontrent l’inefficacité ». La mathématicienne, la sociologue des organisations et le physico-chimiste des matériaux, tous trois au CNRS, citent notamment une étude québécoise qui a mesuré la relation entre les financements versés à plus de 12 000 chercheurs de toutes disciplines entre 1998 en 2012 et leur nombre de publications et de citations en revues. La plupart des chercheurs fortement dotés ne se distinguent pas spécialement. 

En conséquence, les auteur·es suggèrent de donner plus de petits financements à davantage de chercheur·ses. Une recherche plus fertile, en somme, avec davantage d’égalité dans la distribution des fonds. Comme le conclut une autre étude, si le recours aux appels à projets compétitifs pour un groupe de recherche a une vocation instrumentale, il ne doit pas constituer son but.

Par Jacques Munier

A lire aussi 

Le blog d'Alexandra Sippel sur Mediapart : "Publish or perish", "tenure track", "excellence", "talents", classements divers... les universités et les universitaires sont sous le feu roulant des critiques et ce billet n'est qu'un petit témoignage parmi tant d'autres motions, tribunes, prises de parole et de position qui paraissent dans la presse, sur les réseaux sociaux et sur les blogs, en particulier depuis que le président du CNRS a vanté les mérites de la prochaine Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche au motif qu'elle est "inégalitaire" et "darwinienne", avant d'expliciter son propos en ajoutant que tous les footballers ne jouent pas la Champions' League, et que, de même, tous les universitaires ne peuvent prétendre à l'excellence.

Philippe Blanchet : Main basse sur l’Université (Textuel), et son article sur AOC, Universitaires, la fin de l’indépendance ?

L'équipe