Petite parenthèse, pour un détour dans le monde des revues qui peut apparaître après coup comme un chemin direct.
La revue Lignes célèbre ses trente ans – une jeunesse – avec ses plus fidèles auteurs, sur un thème qui « pourrait tout aussi bien être celui de chacun des numéros » : ici et maintenant. Jean-Luc Nancy décline ainsi le sens de la proposition : « Le présent s’écarte de lui-même. Maintenant, c’est la tenue en mains, le temps de tenir et de mettre en jeu. Ce n’est pas une appropriation, c’est une simple tenue, une tenance… Le présent tient lieu d’une présence qui n’a jamais lieu (le stable, le substantiel) ; il tient en état de marche la marche même, l’instable ». Pour Georges Didi-Huberman, ici et maintenant, c’est le règne étroit mais marquant de l’occasion, manquée ou non. Une figure fugace de la « fatalité » qu’il retrouve dans un poème de Machiavel : « point de vol si rapide qui égale ma course – raconte Mademoiselle Occasion – et je ne garde des ailes à mes pieds que pour éblouir les hommes au passage ». La leçon de la fable : festina lente, hâte-toi lentement, « toute action conséquente doit combiner les deux temporalités contradictoires de la prudentia et de l’occasio : ralentir pour penser toute chose, mais se dépêcher pour attraper au vol ce que l’occasion ne nous offre qu’une seule fois en passant », souligne le philosophe. Festina lente : « prends le temps de saisir la chance en un tournemain »… Ici et maintenant, pour Jean-Loup Amselle, c’est le virage à droite des figures intellectuelles et médiatiques : « Des digues ont sauté, de sorte que la quasi-disparition, au sein du champ intellectuel, de la question sociale, qui était autrefois au centre de la discussion, a signé du même coup la victoire idéologique du choc des civilisations et du nationalisme en tant que mode d’appréhension du monde actuel. » Une évolution que l’anthropologue, auteur notamment des Nouveaux rouges bruns, analyse comme une victoire du FN, idéologique avant d’être électorale : « En introduisant une vision ethno-raciale des problèmes sociaux, le FN fragmente les milieux populaires qui étaient autrefois unis derrière des intérêts de classe. »
C’est encore un philosophe qui est à l’honneur dans les pages de la Revue du crieur
Ivan Segré réussit l’exploit de condenser en quinze pages lumineuses la pensée de Giorgio Agamben. Un exploit quand on sait que le seul cycle d’Homo sacer a récemment été rassemblé dans un volume de plus de 1300 pages… Le fil suivi dans la diversité des textes : « de quoi notre aliénation est-elle faite et comment nous désaliéner ? » Pour cela, le philosophe italien entreprend « une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement ». Davantage que dans l’essor de l’industrie ou l’éthique du protestantisme, les racines du système qui a produit le capitalisme sont à chercher dans les spéculations trinitaires des Pères de l’Église et avant eux dans l’antique distinction entre les affaires privées et la chose publique – le terme grec oikonomia signifiant depuis Aristote le gouvernement de la maison. C’est-à-dire aussi le gouvernement des esclaves. Un système qui après le Concile de Nicée contre l’arianisme consolide la distinction entre l’être et l’essence, soit également entre « l’ontologie du maître et la praxis de l’esclave », et qui « sépare en Dieu être et action, ontologie et praxis ». Le dispositif vise à créer des sujets et pour cela il ne manque pas de ressources : identité, société, nation, entreprise, travail… Même le langage s’y emploie, « peut-être le plus ancien dispositif dans lequel, il y a plusieurs milliers d’années déjà, un primate, probablement incapable de se rendre compte des conséquences qui l’attendaient, eut l’inconscience de se faire prendre ». D’où la libération fomentée du côté de la poésie, subversion du langage, nouvelles « formes de vie » – je cite Agamben : « opération linguistique qui rend inopérante la langue – le point où la langue, qui a désactivé ses fonctions communicatives et informationnelles, repose en elle-même, contemple sa puissance de dire et s’ouvre, de cette manière, à un nouvel usage possible ».
La dernière livraison de la revue Europe est consacrée au poète César Vallejo
C’est l’une des plus anciennes revues en langue française, fondée en 1923 sous l’égide de Romain Rolland, et dont l’existence a été récemment menacée par le désengagement de la Région Île-de-France. César Vallejo, poète d’origine péruvienne, très engagé dans la guerre d’Espagne, mort à Paris en 1938 et dont la poésie, selon un autre poète, José Angel Valente, fait partie de ces rares œuvres « particulièrement libres qui suspendent la cadence mécanique où les modes et les époques se succèdent et au sein desquelles la langue se survit à elle-même et génère de nouvelles et durables manières d’imaginer ou d’expérimenter ou, en définitive, d’être. »
Par Jacques Munier
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