Comme un effet secondaire du choc de l’élection présidentielle, le qualificatif d’historique se répand dans les hebdos.
L’Express sort « Un numéro pour l’histoire », où Marcel Gauchet analyse longuement la situation créée par la campagne et estime qu’« à Macron revient la tâche historique d’inventer une autre grille de lecture que celle du FN », qui a consisté à substituer au clivage horizontal droite-gauche un « clivage vertical » entre les élites et le peuple. Pour le philosophe, « Emmanuel Macron est la dernière cartouche du fonctionnement normal de la démocratie ». Le Point publie quant à lui « Un numéro historique », entièrement consacré au Président, dont Nicolas Roussellier se demande si, au-delà de l’impression que laisse « la marche accélérée » du candidat – qui « s’apparente à un phénomène de start-up » – il ne représente pas finalement « l’incarnation d’une idée très gaullienne de la fonction présidentielle ». Dans la Constitution de la Ve République – fait observer l’historien « la force de gouverner l’a toujours emporté sur l’idéal démocratique de la délibération ». Or Macron, qui « a déjà annoncé qu’il serait un président de type Ve République », entend bien disposer des nombreux outils qu’elle offre à l’exécutif : « les ordonnances, le 49.3, le vote bloqué, le domaine très étendu du pouvoir réglementaire. Il pourra s’imposer à une Assemblée, et même à une majorité, qui serait éventuellement composite. » L’Obs parle aussi d’un « tournant politique historique », dont il détaille les grands moments, d’une « folle campagne » aux 100 « nouveaux visages du quinquennat ». Parmi eux, il est vrai, quelques « poids lourds », des « Hollandais » et des « Chiraquiens », des écolos bien connus comme Daniel Cohn-Bendit, et les inévitables « encombrants » Attali ou Valls… L’hebdomadaire a ouvert ses pages Débats à dix intellectuels ou écrivains pour réagir à l’événement. Michaël Fœssel revient sur les lézardes du Front républicain. « Après la révolution, l’égalité, et le progrès, la gauche risque aujourd’hui de devoir faire le deuil d’un autre mot d’ordre : celui du no pasaran ! » Mais le philosophe rappelle que « l’antifascisme a été fort aussi longtemps qu’il s’est nourri d’un projet alternatif à la violence de la société. Pour vouloir qu’ils ne passent pas, il faut être convaincu que le monde sur lequel ils menacent de passer mérite d’être sauvé. » Et Slavoj Zizek estime que nous avons atteint le degré zéro de la politique : « le simulacre de choix ». Car si « Le Pen joue sur la peur (peur des immigrés, peur des institutions financières internationales anonymes) » c’est aussi le cas de Macron, arrivé en tête « parce que les électeurs ont peur de Le Pen. La boucle est ainsi bouclée », conclut le philosophe slovène, « l’Europe et la démocratie sont sauves, nous pouvons retomber dans notre sommeil libéral-capitaliste… » Triste perspective, où à chaque nouvelle échéance électorale, la menace néofasciste nous contraint d’accorder nos suffrages au candidat « civilisé » dans des scrutins « vides de sens ».
Le sens, justement, l’histoire le dira, qui ne révèle qu’après-coup la profondeur des traces laissées par le présent immédiat
Le sens aura été « la grande impasse de cette élection », estime pourtant Cécile Alduy dans les pages idées de Libération. « Maintenant que la poussière de la campagne est retombée, que reste-t-il de ces kilomètres de débats, discours, interviews, tweets ? Qui a su dire plutôt que taire, trouver les mots justes, dissiper la confusion du réel et des signes ? Car on en a soupé des mots flous – le peuple, le système, la révolution (de Macron, Fillon, Mélenchon) – brandis comme totems et tabous, chiffons rouges qu’on agite pour faire peur, aiguiser les haines (de classe, des médias ou de l’étranger), se draper de radicalité à peu de frais. » Malek Boutih traitant Benoît Hamon d’«islamo-gauchiste», Marine Le Pen se prenant pour Simone de Beauvoir, François Fillon revendiquant sans ciller sa rebelle attitude à 13000 euros le costard, Emmanuel Macron jetant un « je vous aime » comme argument électoral, « c’est l’arrimage des mots aux choses qui a été déjointé ». D’où l’impression pénible ressentie par la lexicographe attentive « qu’on n’a rien entendu de fort, de marquant, de précis ces dernières semaines. Peu de pensée claire et distincte ; beaucoup de com, bravache, tonitruante ». Et surtout « une politique des émotions qui se substitue aux clivages politiques traditionnels », avec des « communautés sentimentales » constituées sur la base du ressentiment et de la colère contre l’optimisme et l’enthousiasme. Une nouvelle donne politique dont les partis situés aux extrêmes ont su faire usage, comme le montre une enquête publiée dans Le Monde le 6 mai dernier. Le sentiment de la peur favoriserait en fait un comportement précautionneux et hostile aux solutions radicales, plus conforme aux choix de l’électorat de François Fillon. Alors que la colère, « associée à un sentiment de confiance » en soi de ceux qui estiment n’avoir plus rien à perdre, bénéficie notoirement au FN. Et c’est aussi cette forte polarisation des opinions qui explique « l’imperméabilité de l’électorat frontiste face aux affaires judiciaires de Marine Le Pen, contrairement aux électeurs de droite déroutés par la mise en examen de François Fillon ».
Par Jacques Munier
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