Penser les inégalités

La soupe populaire, Rouen, 1918
La soupe populaire, Rouen, 1918 ©Getty - 	Universal History Archive
La soupe populaire, Rouen, 1918 ©Getty - Universal History Archive
La soupe populaire, Rouen, 1918 ©Getty - Universal History Archive
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Le plan pauvreté présenté jeudi dernier par le président a suscité le débat. L’histoire et la philosophie de la protection sociale peuvent l’éclairer.

Dans le supplément Idées du journal Le Monde, Serge Paugam revient sur cette histoire et sur ceux qui ont inspiré l’action publique de la solidarité envers les plus pauvres, à la fin du XIXème siècle, sous la IIIe République : « la loi de 1893 instaure la gratuité des soins pour les malades privés de ressources, celle de 1904 protège les enfants abandonnés, celle de 1905 organise l'assistance aux vieillards, aux infirmes et aux incurables sans ressources ». Cette politique s’inspire des idées développées par le député Léon Bourgeois, notamment celle de la dette sociale : « nous sommes tous les héritiers du legs accumulé par les générations qui nous ont précédés », mais aussi redevables d’une part importante de notre activité, de notre propriété ou de notre liberté à « l'échange constant de services entre les hommes ». La solidarité est donc « le fondement du lien social, voire du contrat social ». Serge Paugam évoque également l’apport de la pensée de Durkheim, qui dans son premier livre (De la division du travail social, 1893) développe la notion de « solidarité organique ». Contrairement à la solidarité « mécanique » des sociétés traditionnelles, où les individus se ressemblent et partagent les mêmes valeurs, dans les sociétés modernes, où les individus sont différents et autonomes, c’est par le travail qu’ils maintiennent de fortes relations d'interdépendance, et parce qu’il instaure « une complémentarité des fonctions, il est devenu le fondement de l'intégration sociale ». Laquelle renforce « la conscience de l'utilité sociale de chacun, de l'intérêt des collectifs » et la nécessité d’intégrer ceux-là mêmes qui ont perdu leur emploi. À la Libération, l’aspiration générale à l’égalité conduit à la mise en place du système de protection sociale français. On pense alors qu’à terme il mettra fin à la pauvreté. 

Les "nouveaux pauvres"

Mais dans les années 1980, on assiste avec l’augmentation du chômage à l’apparition de ceux qu’on appelle les " nouveaux pauvres " : des chômeurs de longue durée en fin de droits mais aussi des jeunes qui ne parviennent pas à entrer dans le monde du travail et qui perdent du coup le bénéfice de la protection sociale. D’où le retour à l'idée d'une dette de la nation à l'égard des plus défavorisés, avec le RMI. Aujourd’hui c’est, après le RSA, le revenu universel d’activité présenté par le président comme la clef de voûte de son plan pauvreté. Dans les pages Débats de La Croix l’idée de fusionner le plus grand nombre possible de prestations et de simplifier leur accès paraît aller dans le bon sens. Mais Julien Damon regrette les exclus, notamment les étudiants, « dont une partie bénéficient des allocations logement même si leurs parents sont aisés ». Et Claire Hédon, présidente d’ATD Quart Monde, estime que si la simplification devrait réduire le nombre de ceux qui abandonnent le recours aux aides, « une allocation unique ne doit pas être un prétexte pour baisser le montant des prestations sociales ». Elle relève également le fait qu’« Emmanuel Macron a conditionné le versement de cette allocation unique à des "devoirs" », celui par exemple de ne pas refuser plus de deux offres raisonnables d’emploi ». S’il n’y a pas lieu de s’offusquer de la complémentarité des droits et des devoirs, tout dépend en l’occurrence de la nature des « offres », alors que se multiplient les petits jobs mal payés aux horaires invraisemblables… 

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"Imaginer de nouvelles solidarités"

L’accent mis sur les « devoirs » dénote par ailleurs une évolution sensible dans les mentalités à l’égard de la pauvreté, illustrée par le discours lancinant sur l’assistanat et la stigmatisation des pauvres. Une remise en cause du principe de la solidarité qui en inverse les termes : la IIIe République avait proclamé la dette de la nation envers les pauvres, aujourd'hui on a parfois l'impression que ce sont les pauvres qui ont une dette à l'égard de la nation. La dernière livraison de la revue Esprit consacre tout un dossier à cette mutation dans les représentations politiques. François Dubet avait signalé le passage d’un modèle de « l’égalité des places » à celui de « l’égalité des chances », rappelle Anne Dujin. Ce qui modifie en profondeur notre conception des inégalités. La notion de justice sociale désigne moins « la possibilité d’une relative convergence des conditions de vie » que celle d’une compétition équitable pour accéder à des positions inégales. « Si bien – ajoute le sociologue dans ces pages – que la figure dominante de l’inégalité n’est plus celle de l’exploitation mais celle de la discrimination » : des femmes, des jeunes ou des immigrés. Et du coup la question des inégalités passe au second plan. L’idéologie méritocratique ajoute la touche « utilitariste » qui voudrait que la réussite de quelques-uns profite à tous. C’est la métaphore des « premiers de cordée » qui rappelle celle du « ruissellement » de la richesse du haut vers le bas, désormais obsolète alors que se creusent les inégalités et qu’augmente la richesse des plus riches.

Par Jacques Munier

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