Péter les plombs

Il y a de l'électricité dans l'air...
Il y a de l'électricité dans l'air... ©Getty
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Il semble que les mesures de confinement, de couvre-feu et autres entraves imposées par la crise sanitaire aient fait monter la tension dans les foyers, l’espace public ou les réseaux sociaux. Comprendre ce qui se passe quand on s’énerve peut aider à se contrôler.

C’est ce que tente Philosophie magazine, en commençant par distinguer la colère de l’énervement. Si elle n’est pas toujours saine ni sainte, la colère est en général motivée par des raisons sérieuses. Comme le rappelle Martin Legros, elle a acquis - notamment en philosophie - ses lettres de noblesse. Sénèque opposait l’irascibilité, que nous partagerions avec les animaux, à la colère rationnellement justifiée. Pour Sartre, dans l’Esquisse d’une théorie des émotions, "l’énervement est un comportement d’évasion", le plus souvent voué à l’échec.

Le sujet énervé ressemble à un homme qui, faute de pouvoir défaire les nœuds qui l’attachent, se tord en tous sens dans ses liens.

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S’énerver, s’emporter est souvent le signe d’une impuissance, voire d’une défaillance personnelle mal vécue, ainsi Paul Valéry dans ses Cahiers : "Je suis réaction à ce que je suis." Et comme le souligne le philosophe Tristan Garcia à propos des réseaux sociaux, qui fonctionnent à l’indignation, nous nous tenons dans l’ignorance d’être les jouets "d’un système de gestion de nos affects, d’une vaste économie cognitive" gérée par des algorithmes pour relancer constamment la machine. Même la politique, activité en principe rationnelle, entre dans ce jeu. D’où une polarisation croissante des opinions, qui tendent toujours plus à s’affirmer comme des "identités", "des fonctions définitoires de la personne, celle-ci ne se révélant que dans l’adversité". C’est ce que constate le neuropsychologue Albert Moukheiber dans l’article de Catherine Portevin.

Deux individus défendant des positions contraires ne discutent plus de deux avis, ce sont deux identités qui s’affrontent.

Et ce qui n’est pas conforme à nos critères idéologiques ou moraux est vécu comme une agression. Là encore, les spécialistes de neurosciences distinguent la colère et l’énervement, lequel n’est pas considéré comme une émotion. La joie, la tristesse, la colère ou la peur - les émotions dites primaires - ont une base biologique de par leur fonction adaptative : la peur, par exemple, nous alerte et protège d’un danger. Or, selon la neurobiologiste Catherine Belzung, s’énerver n’a aucune vertu adaptative face à une situation donnée et "n’améliore pas notre manière de faire face à l’environnement", bien au contraire. Pour Olivier Koenig, les émotions ont partie liée à la cognition, elles la sustentent en quelque sorte. Mais le neuroscientifique ne voit entre la colère et l’énervement qu’une "différence d’intensité". Il estime que la colère est l’un des modes par lesquels on essaie de "réduire l’ambiguïté du monde", une attitude plutôt rationnelle, donc. C’est sûrement vrai mais c’est peut-être faire peu de cas du caractère "organique" de l’énervement, qui le distingue de fait de la colère sous cet angle. Organique par son composé instable de stress, de fatigue, d’hyperactivité ou de contrariété passagère... des éléments qui n’ont plus grand-chose à voir avec le calcul bénéfice/coût.

Il y a de l’électricité dans l’air

C’est là qu’on peut relever la quantité de métaphores électriques pour exprimer la crise de nerfs : péter les plombs ou un câble, disjoncter, quand il y a de l’électricité dans l’air. La découverte au XVIIIe siècle de l’électricité a conduit à concevoir le système nerveux comme parcouru par un fluide électrique, illustré par le phénomène de l’électricité statique et aujourd’hui par le fait qu’une impulsion électrique peut stimuler des zones du cerveau ou faire bouger la main. L’intensité sonore qui se compte en décibels est également liée à l’unité de mesure du courant électrique, le watt. Une ambiance survoltée est en général bruyante. Dans le Théorème de la couche-culotte, qui paraît aujourd’hui chez Anamosa, Nicolas Santolaria fait le lien entre l’exercice de la parentalité et - notamment - le niveau sonore des pratiques éducatives.

Le monde des parents se divise en deux catégories aux bilans sonores extrêmement contrastés : ceux qui crient pour un oui, pour un non (équipe 95 décibels) et ceux qui parlent doucement à leurs enfants en toutes circonstances (équipe 25 décibels).

Mais il peut arriver que les deux groupes se rejoignent, lorsque après avoir répété dix fois "mets ton pyjama, brosse-toi les dents" à un enfant qui semble atteint de surdité totale, le parent le plus calme soit tenté de hausser le ton.

Par Jacques Munier