

C’est la journée de l’Europe, l’occasion d’un bilan mais aussi, dans la perspective des élections, d’une projection dans l’avenir.
Le 9 mai 1950, Robert Schumann, ministre des Affaires étrangères, présentait sa proposition relative à une organisation de l’Europe centrée dans un premier temps sur la mise en commun des productions française et allemande de charbon et d’acier. La "déclaration Schuman" est considérée comme l’acte fondateur de l’Union européenne. Depuis lors, bien de l’eau a coulé sous les ponts de l’Europe – dont le nombre n’a d’ailleurs cessé de croître – mais cette histoire unique, en train de se faire sous nos yeux, n’a jamais provoqué l’engouement qu’elle mérite. L’idée de départ y est peut-être pour quelque chose : une gouvernance de technocrates qui ne seraient pas liés par des engagements nationaux et partisans, œuvrant au bien de la communauté par-delà les intérêts particuliers des nations. Et surtout une ambition politique en réserve, selon le principe que l’économie et le commerce l’amèneraient « spontanément » à s’affirmer.
Une "concurrence libre et non faussée" ?
Or, « cela n’a jamais vraiment fonctionné », souligne Guillaume Duval dans le mensuel Alternatives Economiques qui consacre un dossier au sujet. Car cette histoire s’est très vite ensablée dans les contradictions et les pièges de la concurrence intérieure : celle notamment du « moins disant » social, qui pousse chacun des pays membres à abaisser le coût du travail pour exporter davantage chez ses voisins. « Si un seul pays agit dans ce sens, il peut être gagnant, mais si tous mènent la même politique, tout le monde est perdant, parce que le coût du travail, c’est aussi le revenu des travailleurs et de leur famille. » Ce qui enclenche le cercle vicieux d’une réduction de la demande intérieure, d’un ralentissement de l’activité, et le chômage. Même équation sur la fiscalité : exonérer les plus riches pour éviter l’évasion fiscale ou la fuite des capitaux suppose d’alourdir la pression sur les classes moyennes, avec des résultats identiques. Enfin, la règle d’une concurrence non faussée a entraîné l’arrêt des politiques nationales de soutien aux entreprises « sans construire pour autant à la place une politique industrielle européenne ». Résultat, tel que résumé par Wolfgang Streeck dans Le Monde diplomatique :
Pour la première fois depuis l’Acte unique en 1986, des forces politiques conservatrices et nationalistes puissantes ne proposent pas de quitter l’Europe mais de l’asservir à leur projet. Un défi qui s’ajoute à celui du Brexit et qui aggrave les tensions au sein d’un ensemble dominé par une Allemagne sans projet.
Le directeur émérite de l’Institut Max Planck pour l’étude des sociétés analyse cette situation en termes de relations de pouvoir dans un contexte « impérial », avec une géopolitique du centre et des périphéries, et dans le cadre du « libéralisme autoritaire » imposé par l’Allemagne.
Et pourtant elle tourne
Philosophie magazine apporte sa contribution au débat avec un dossier sur « l’esprit européen ». Alexandre Lacroix relève que « toutes les grandes puissances carburent à l’autocongratulation » mais qu’on n’observe rien de tel en Europe. Pourtant, le continent « aux anciens parapets », selon l’expression du latiniste Arthur Rimbaud, n’a rien à envier à la culture millénaire de la Chine. C’est peut-être que la faible légitimité démocratique de la construction européenne – la démocratie est pourtant inscrite dans ses gènes – « souffre d’un déficit symbolique ». C’est ce qui manquerait à l’Europe : non pas tant une définition de ses racines qu’une formulation de son sens pour notre temps. Parmi les philosophes qui ont tenté de le penser, Husserl est sans doute celui qui est allé le plus loin, à une époque particulièrement sombre. Dans une conférence prononcée à Vienne en 1935 et publiée sous le titre « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », il évoque le « monde ambiant » du continent, l’ensemble de représentations et de valeurs qu’il secrète en nous et dans notre histoire, bref, son « horizon d’attente ». « L’Europe spirituelle – affirme-t-il – possède un lieu de naissance. C’est la nation grecque ancienne au VIIe et au VIe siècle avant JC. C’est en elle que se développe une nouvelle sorte d’attitude. » Elle se manifeste dans « l’intérêt pour le tout, et du même coup la question du devenir et de l’être-en-devenir », qui sont à l’origine de la philosophie. « L’humanité européenne se déploie historiquement, selon Husserl, avec l’ambition de saisir par la pensée le tout du monde ». Il y avait également une science en Chine ou en Inde, mais « c’est seulement chez les Grecs que nous trouvons un intérêt vital universel (cosmologique) ». Conclusion :
La crise de l’existence européenne ne peut avoir que deux issues : ou bien le déclin de l’Europe devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie, ou bien la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à l’héroïsme de la Raison…
Et d’ajouter que « Le plus grand danger de l’Europe est la lassitude. »
Par Jacques Munier
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