Récit et image : les tribulations du sens

Le photographe Philippe Halsman, vers 1950
Le photographe Philippe Halsman, vers 1950 ©Getty - Weegee (A. Fellig)
Le photographe Philippe Halsman, vers 1950 ©Getty - Weegee (A. Fellig)
Le photographe Philippe Halsman, vers 1950 ©Getty - Weegee (A. Fellig)
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Trois philosophes explorent le sens, la fécondité et les pièges de la représentation : Giorgio Agamben, Georges Didi-Huberman et le regretté Clément Rosset.

Giorgio Agamben ouvre son dernier livre – Le feu et le récit (Rivages Poche) – par une histoire empruntée à Gershom Scholem, qui la tenait lui-même de Samuel Joseph Agnon, l’écrivain ashkénaze Prix Nobel 1966, lequel ne l’avait sans doute pas inventée mais transmise à son tour : lorsque le Baal Shem – le rabbin mystique fondateur du hassidisme – « avait une tâche difficile devant lui, il allait à une certaine place dans les bois, allumait un feu et méditait en prière, et ce qu’il avait décidé d’accomplir se faisait ». À la génération suivante, le Maggid de Meseritz, face à la même tâche, se rendit dans les bois et dit : « Nous ne pouvons plus allumer le feu, mais nous pouvons encore dire les prières – et ce qu’il désirait faire devint la réalité. » Une génération plus tard, un autre rabbin se rendit à la même place, il ne pouvait pas non plus allumer le feu et ignorait les termes de la prière, mais le lieu suffit à exaucer ses vœux. La génération d’après avait oublié le feu, la prière et même la place mais elle savait encore raconter l’histoire… 

Le lieu et la formule

Giorgio Agamben en tire la leçon d’une théorie de la littérature, où la perte du feu, du lieu et de la formule apparaissent paradoxalement comme une forme de progrès : la sécularisation, « la libération du récit de ses sources mythiques » et la constitution, dans une sphère séparée – « autonome » – de la culture, de ce qui se développera ensuite sous le nom de littérature. Il en veut notamment pour preuve, dans un autre domaine culturel, le « fait désormais acquis par l’historiographie littéraire » que « le roman dérive du mystère », comme on l’a montré à propos des Métamorphoses d’Apulée, en soulignant le « lien entre les mystères païens et le roman antique ». Plus largement encore – écrit-il – « L’élément dans lequel le mystère se défait et se perd est l’histoire », celle qui se déroule comme chronologie et celle qui se raconte. 

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Mais tout comme le Graal s’est perdu dans l’histoire, le chercheur doit se perdre dans sa quête philologique

Et pour l’écrivain, affirme Giorgio Agamben, le style et la manière, « Les genres littéraires sont les plaies que l’oubli du mystère trace sur la langue : tragédie et élégie, hymne et comédie ne sont rien d’autre que les modes dans lesquels la langue pleure son rapport perdu au feu. » Le philosophe rappelle les propos d’Henry James sur la façon dont naissaient ses récits : « Au début, il n’y a que ce qu’il appelle une image en disponibilité, la vision isolée d’un homme et d’une femme encore privés de toute détermination », de manière à ce que « l’auteur puisse tisser autour d’eux l’intrigue fatale des situations, relations, rencontres et épisodes qui les fera émerger » comme ce qu’ils sont : « des personnages ». 

L’œil de l'histoire

Image en disponibilité : Georges Didi-Huberman ne récuserait sans doute pas l’expression, lui qui s’est employé à scruter l’énigmatique « lisibilité de l’image », pour découvrir – selon les termes de Walter Benjamin dans les Passages – « dans l’analyse du petit moment singulier le cristal de l’événement total ». La dernière livraison de la revue Europe lui consacre un dossier. Le philosophe déterminé, livre après livre, à ouvrir l’œil de l’histoire sur ses traces laissées dans les images, y livre sa méthode : tenter de saisir leur « hors-champ », de discerner le sens du geste qui les a produites comme témoignage, de développer leur fécondité au delà de la simple représentation. C’est en particulier le cas des photographies dérobées au néant par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz, représentant les fosses d’incinération ouvertes dans l’urgence de la solution finale et l’engorgement des fours crématoires à l’été 1944. Georges Didi-Huberman les a explorées dans son livre intitulé Images malgré tout. Images interdites, dont « le cadrage, le flou, le contraste, la séquence » témoignent d’un geste voué à transformer le temps, dans le moment même de l’indicible. Le philosophe cite René Char, les Feuillets d’Hypnos écrits dans le maquis de la Résistance : 

les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri.

Le réel et son double

Le réel s’impose, pas d’échappatoire, pour Clément Rosset, qui nous a quittés récemment. Le philosophe du caractère absolument unique et singulier de la réalité estimait quant à lui que toute représentation est illusoire, à commencer par celle d’un double merveilleux de la vie sur terre que les religions nous promettent au paradis. Philosophie magazine lui rend hommage, en publiant notamment dans sa version intégrale un grand entretien réalisé en 2008 par Alexandre Lacroix. Clément Rosset y revient sur une page de son livre L’Objet singulier, où il pastiche la deuxième méditation de Descartes sur le morceau de cire, en le remplaçant par un camembert. Son argument : « chaque objet est singulier et il est impossible de décrire sa singularité. » Conclusion, cette petite fable : 

Un courtisan prétendait qu’il était difficile de louer Louis XIV, puisque celui-ci rayonnait de si merveilleuses qualités qu’il était à nul autre semblable, comparable seulement à lui-même. Cette propriété du Roi-Soleil est aussi celle du camembert au lait cru… 

Par Jacques Munier