

La rentrée approche : demain pour les enseignants, lundi pour les élèves. Le sujet monte dans la presse.
Dans les pages idées de Libération, Simon Blin et Sonya Faure rendent compte de la grande enquête menée pendant cinq ans par 16 sociologues sous la direction de Bernard Lahire et qui sort aujourd’hui au Seuil sous le titre Enfances de classe. Education, apprentissage des codes, alimentation, loisirs… l’enquête explore en profondeur comment les inégalités s’instaurent dès la maternelle. On savait que l’enfance connaît les inégalités : 7 enfants de cadres sur 10 exercent un emploi d’encadrement alors que 7 enfants d’ouvriers sur 10 demeurent cantonnés à des emplois d’exécution. Mais, soulignent les auteurs de l’article "ce qui se dessine au fil des pages d’Enfances de classe, c’est par quelles fines voies d’eau l’ordre inégal des choses s’infiltre, déjà, dans la vie d’enfants de 5 ans : l’espace plus ou moins grand dans lequel on vit (quand il existe un lieu à soi…), les lectures que l’on fait, les critiques qu’on se permet devant le poste de télé, ce qu’on mange, ce qu’on porte sur soi…" L’image employée par Bernard Lahire le résume bien : certains enfants vivent d’ores et déjà une réalité augmentée.
Les pouvoirs économique et culturel offrent une vie quasi infinie : avoir une résidence secondaire ou voyager, employer une femme de ménage et libérer du temps pour les sorties, avoir une alimentation saine et allonger son espérance de vie, visiter les musées et découvrir d’autres mondes… Autant “d’extensions de soi” pour l’enfant. (B. Lahire)
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Pour d’autres, "qui cumulent les “handicaps” et les manques de ressources, c’est toute la vie qui se restreint." Résultat : l’autonomie, par exemple, qui est valorisée par l’école, est une compétence acquise en famille par les enfants des milieux favorisés, qui savent déjà ce qu’on attend d’eux, quelles sont les consignes et comment les respecter. Autre exemple : la pratique du langage, évoquée par la sociologue Marianne Woollven, qui a contribué à cette enquête. L’usage du second degré, en particulier, "le fait de manipuler l’ironie suppose une réflexivité langagière élevée car on utilise le langage pour dire quelque chose qui n’existe pas. Cet usage non littéral du langage est plus présent chez les familles à fort capital culturel, où on aime faire des blagues et jouer avec les mots." Or cet usage "réflexif" de la langue est le plus adapté à la pratique de l’écrit.
Par notre exemple, par les paroles que nous prononçons, par les actes que nous accomplissons, nous façonnons d’une manière continue l’âme de nos enfants. (Emile Durkheim, Education et Sociologie)
Mais jusqu’à présent les sociologues ne s’étaient pas beaucoup intéressés à cette phase initiale de la reproduction des inégalités, laissant le terrain de l’enfance aux pédiatres, à la psychologie, puis aux neurosciences.
Booster le cerveau des CP?
"Les enfants sont des super-ordinateurs, donnons-leur les données dont ils ont besoin", affirmait Stanislas Dehaene, chargé par le ministre de l’Education de mettre au point les nouvelles pédagogies numériques basées sur les neurosciences. Dans la dernière livraison de la revue We Demain, Kyrill Nikitine fait le point sur les expérimentations en cours pour améliorer l’apprentissage du calcul et de l’écriture. Présentées comme un remède à l’échec scolaire, ces pédagogies d’appoint n’ont pas encore fait la preuve de leur efficacité mais elles révèlent déjà leurs limites. Le neuroscientifique Christian Xerri estime qu’elles pourraient menacer le bon développement du cerveau. Selon lui l’approche consistant à figer une fonction intellectuelle dans une région précise du cerveau ne convient pas à la plasticité neuronale essentielle au développement des capacités cognitives de l’enfant. "Réfléchir, c’est s’adapter à un contexte qui change. Si l’enfant est capable d’adaptation et de flexibilité, c’est parce qu’il fait appel à de multiples circuits cérébraux." Alors que l’éducation "classique" met en œuvre des capacités diversifiées, essentielles pour la prise de décision, la planification ou la mémorisation et développées en interaction vivante, les jeux vidéo à usage pédagogique "ne feraient que formater le cerveau par des tâches routinières". Sans compter le risque d’addiction précoce aux écrans ou d’isolement social.
Dans Le Monde diplomatique deux enseignants reviennent sur l’un des mots d’ordre du ministre de l’éducation nationale lors de sa première rentrée en 2017 : la "bienveillance", qu’ils analysent comme "un cache-misère de la sélection sociale à l’école".
Le message est clair : professeurs sévères, en déployant au quotidien la panoplie du découragement (sourcils froncés, remarques acerbes, notes exagérément basses) vous portez la responsabilité première dans l’échec de centaines de milliers de chrysalides qui n’attendaient qu’un geste pour se faire papillons. (Clothilde Dozier et Samuel Dumoulin, enseignants dans le secondaire)
On pourrait entendre la préconisation "_si elle ne tendait pas à substituer à la mission d’émancipation de l’école l’impératif d’épanouissement personne_l". Un discours pseudo-égalitaire qui a pour objectif "d’escamoter les causes réelles de l’échec scolaire".
Par Jacques Munier
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