

Après avoir tenté d’éclairer la structure sociale du mouvement des « gilets jaunes », certains chercheurs estiment aujourd’hui qu’il impose un changement de paradigmes.
C’est le cas pour Jérôme Fourquet, qui publie au Seuil L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée. Pour lui, c’est « la dislocation de la matrice catholique de la société française » qui est à l’origine de la fragmentation et des multiples lignes de faille apparues au long de la deuxième moitié du siècle dernier : éducative, géographique, sociale, générationnelle, idéologique et ethnoculturelle. Il signale à cet égard sa dette envers le modèle théorisé par Marcel Gauchet dans Le Désenchantement du monde : celui d’un processus de sortie de la religion. Dans le FigaroVox, le philosophe et le politologue dialoguent sur la notion de « fracture sociale », que Marcel Gauchet avait substitué au « vieux langage de l'antagonisme de classes. Celui-ci supposait que l'on s'affrontait autour d'un enjeu commun. Or, à l'aube des années 1990, le contexte avait changé. L'ancien clivage entre les deux cultures dominantes, catholique et communiste, était obsolète. » Pour Jérôme Fourquet, le mouvement des « gilets jaunes » illustre cette évolution au long cours et la « fragmentation », notamment territoriale, à laquelle elle aboutit sous nos yeux : « le soutien aux «gilets jaunes» est territorialisé : les cadres des grandes métropoles, mais aussi les habitants des banlieues qui partagent pourtant des difficultés similaires avec les «gilets jaunes», ne s'en sont pas senti solidaires ». En outre, ce mouvement semble marquer, avec la fin du mouvement ouvrier, le « début d'un nouveau cycle avec une première : un mouvement social… de consommateurs. Les «gilets jaunes» manifestent le samedi, à l'écart des syndicats et sans appeler à la grève. Enfin, ils ne mobilisent presque pas de références aux mouvements sociaux qui ont précédé », si ce n’est la Révolution et les cahiers de doléances, comme une lointaine allégorie. Tout cela met en cause le paradigme central de la science politique américaine : celui du « processus d’agrégation des intérêts émanant des différents segments de la société » grâce auquel les partis parvenaient à bâtir autour d’un programme « des coalitions électorales, en amalgamant différents groupes sociaux aux intérêts divers » et en maintenant cette agrégation dans la durée. La grande « volatilité » actuelle du paysage électoral est l’un des signes forts de la mutation en cours.
Changer de société, refaire de la sociologie
Dans un article publié sur le site d’information et d’analyse AOC sous le titre Temps de crise : l’occasion de repenser la structure sociale, Nicolas Duvoux et Adrien Papuchon soulignent que la crise sociale actuelle a mis en lumière « des groupes que les usages sociologiques ne décrivaient pas toujours comme particulièrement fragiles : d’après les premières enquêtes disponibles, ouvriers, employés, précaires ou en CDI, petits indépendants et retraités semblent avoir été très présents parmi les gilets jaunes et s’être souvent sentis représentés par eux. En d’autres termes, un « monde du travail » auparavant décrit comme « invisible » s’est rendu visible. » Les sociologues rappellent que certains parmi eux ont déjà forgé de nouveaux cadres prenant davantage en compte, dans les inégalités de condition, « des inégalités liées à des situations individuelles (parcours plutôt que positions, accidents plutôt que déterminants…) », de manière à discerner, sous les statistiques des catégories socioprofessionnelles, classes d’âge ou genre, « l’hétérogénéité des situations vécues ». Et ils plaident pour une conception « dynamique » des inégalités. Car le facteur « temps » est devenu une variable essentielle dans la compréhension des structures sociales. Sa prise en compte permet d’articuler les dimensions subjectives et objectives de la situation sociale. Et de faire apparaître, surtout en période de crise, un facteur important d’inégalité : le pouvoir de se projeter dans l’avenir, apanage des classes supérieures. Dans cette perspective, Nicolas Duvoux et Adrien Papuchon suggèrent notamment de « s’appuyer sur les travaux du premier Bourdieu – celui d’ Algérie 60 – et sur sa réflexion concernant la perception de l’avenir, son inscription dans les conditions matérielles présentes et le champ des possibles qu’elles déterminent objectivement ». Le mensuel Books publie un dossier sur l’ascenseur social, ou ce qu’il en reste. Le sociologue britannique Michael Young, inventeur du concept de méritocratie dans les années 1950, « exprimait à la fois un espoir et une crainte. L’espoir que les emplois aillent aux plus qualifiés, indépendamment de leur origine ; la crainte qu’une nouvelle classe dirigeante fondée sur les diplômes se referme sur elle-même pour former une nouvelle aristocratie ». Or c’est la loi d’airain de la reproduction sociale qui s’est finalement imposée : « Ceux qui ont accédé à l’argent et au pouvoir sont en effet incités à utiliser les moyens dont ils disposent pour aider leurs enfants à accéder aux meilleurs diplômes. »
par Jacques Munier
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