Sémiotique du gilet jaune

"Jaunir n’est pas un verbe valorisant"
"Jaunir n’est pas un verbe valorisant" ©AFP
"Jaunir n’est pas un verbe valorisant" ©AFP
"Jaunir n’est pas un verbe valorisant" ©AFP
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Le gilet jaune est ce qu’on appelle en linguistique un « pur signifiant », dénué de toute signification en lui-même, si ce n’est la protection sur les routes. À l’image du mouvement qu’il désigne : informel et attrape-tout.

Dans le séminaire de 1955 sur Les psychoses, Jacques Lacan évoque à ce sujet le hurlement du chien devant la lune, « fonction vocale absolument a-signifiante, et qui contient pourtant tous les signifiants possibles », c'est cela même « qui nous fait frissonner » dans le cri inarticulé, « tandis que l'appel à l'aide a une signification ». Depuis des semaines, éditocrates et politologues, géographes, historiens et sociologues s’échinent à discerner le signifié évanescent de ce pur signifiant – le gilet jaune – pourtant massif et bien visible à l’horizon médiatique de nos villes et territoires. Alors pourquoi ne pas partir du signifiant lui-même, à commencer par la couleur jaune ? 

"Jaunir n’est pas un verbe valorisant"

C’est la judicieuse initiative de Catherine Calvet dans les pages idées de Libération : interroger l’historien spécialiste des couleurs Michel Pastoureau. Premier paradoxe, non sans signification : dès le Moyen Âge, le jaune est une couleur maudite, celle des menteurs des hypocrites et des traîtres. Mais la couleur des trompeurs – les « jaunes » du mouvement social, briseurs de grève et syndicats collabos – est aussi celle des trompés : les cocus du théâtre de boulevard. Teinte par excellence de l’automne, elle est devenue le symbole « de tout ce qui décline, vieillit, moisit, de tout ce qui ne résiste pas au passage du temps. Jaunir n’est pas un verbe valorisant ». C’est qu’en teinture comme en peinture il a longtemps été difficile de conserver l’éclat de cette couleur lumineuse. 

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Avec le temps, elle ternit, brunit, est contaminée et décolorée par les couleurs voisines. Alors que dans la nature elle reste souvent rayonnante. En teinture, les beaux jaunes sont longtemps restés très coûteux, à l’image du safran, colorant de luxe.

L’historien évoque par ailleurs un marché symbolique saturé des couleurs de base en politique : « Le bleu pour les conservateurs, le rouge pour les communistes et les révolutionnaires, le rose pour les socialistes, le blanc pour les monarchistes, le vert pour les écologistes, le noir pour les anarchistes, et même l’orangé adopté par le Modem. Quant au violet, il incarne les mouvements féministes depuis les années 1900, fusionnant plus ou moins en une seule couleur revendicatrice et égalitaire le rose féminin et le bleu masculin. » C’est pourquoi, ajoute Michel Pastoureau, « si j’étais un créateur, un designer, j’investirais dans le jaune, couleur peu présente dans notre vie quotidienne. Elle a une place à prendre, un avenir… » 

Ton sur ton

« Le mouvement des gilets jaunes a commencé sur la grande plateforme bleue » observe Olivier Ertzscheid dans les pages idées de L’Obs. « Facebook est désormais la ligne Maginot où s’observe dans toutes ses variétés ce qu’on appelait auparavant l’opinion. Il est aussi le lieu où elle s’élabore. » Pour le chercheur, spécialiste du numérique, le fait que le mouvement soit né sur le réseau social de Mark Zuckerberg ne doit rien au hasard. Il est en quelque sorte « une expérimentation grandeur nature » de son projet politique énoncé dès le début, celui – je cite – d’une nouvelle « infrastructure sociale  […] pour établir de nouveaux processus participatifs dans des prises de décisions collectives pour les citoyens du monde ». Avec l’usage, elle est même devenue « une métonymie de la connexion à internet » : en prenant le café le matin on relève ses notifications comme jadis on lisait le journal en guise de prière inaugurale et laïque – disait Hegel à propos de l’homme moderne. La démocratisation de l’outil de communication a été favorisée par les libertés à l’égard des codes dominants : par exemple, les fautes d’orthographes n’y sont plus discriminantes. « L’imprimerie a permis au peuple de lire, internet va lui permettre d’écrire », conclut Olivier Ertzscheid, en évoquant « cet espace d’écriture que Facebook lui a offert. 

Un espace confiné, confinant, mais aussi un espace confiant, un espace confident.

Des langues hermétiques entre elles

Jean-Luc Nancy aborde également la question dans Libé en termes de langage : le mot « demain » n’a pas la même signification selon qu’on envisage l’avenir « dans le lointain d’une civilisation métamorphosée » à la manière des élites, ou qu’on fait l’épreuve de ceux qui « ont été projetés d’une pure absence d’avenir dans la course du supposé progrès ». Car le doute s’installe : 

On parle plusieurs langues hermétiques entre elles dans ce monde de communication à très haut débit. La langue d’un progrès qui s’autolégitime de sa seule fuite en avant. La langue du souci de vivre avec confiance le cours des jours. La langue du désir brûlant et de la douleur folle infligée par la fuite du goût même de l’existence. La non-langue du calcul managérial, opérationnel et compulsif. L’autre non moins compulsive non-langue des incantations aux esprits, aux sauveurs, aux ancêtres.

Réapprendre à parler, à se parler politique, éthique ou existence ? Ce serait l’utopie à venir.

Par Jacques Munier