

Malgré l’absence de progrès tangible à Genève fin novembre sur le « comité constitutionnel » en Syrie, les lignes semblent commencer à bouger dans le pays.
Ne serait-ce que par l’épuisement des belligérants qui cherchent une sortie du conflit. C’est ce que pense Gilles Kepel dans l’entretien accordé à Hala Kodmani et Luc Mathieu pour Libération à l’occasion de la parution de son dernier livre, Sortir du chaos (Gallimard). Paradoxalement et très cyniquement, l’implantation de Daech dans le pays pouvait avoir un intérêt pour les uns et les autres, estime le politologue : « Bachar al-Assad, parce que son régime n’apparaissait plus comme le pire. Les Iraniens, parce que les méchants ce n’était pas eux. Les pays du Golfe, parce que ça tenait les Iraniens en respect. Des dirigeants en Turquie, parce qu’ils tiraient bénéfice de la contrebande de pétrole. » Mais aujourd’hui, « les avantages qu’il y a à pousser des groupes maximalistes dans le conflit sont plus faibles que la perspective d’influer sur le règlement ». Dès lors, on peut tenter d’esquisser le scénario d’une sortie du conflit.
Si une occupation russo-iranienne se met en place, ça nourrira le ressentiment des populations sunnites qui n’étaient pas jihadistes.
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Gilles Kepel évoque le cas de Mossoul en Irak, où la haine antichiite a poussé même les partisans de Saddam Hussein à devenir jihadistes. Et Poutine, qui a vu l’Armée rouge s’enliser en Afghanistan, n’a pas envie de se retrouver dans la même situation en Syrie, même si son intervention a permis à la Russie de se remettre en selle comme grande puissance, ce qu’elle n’est plus en réalité, avec un PNB comparable à celui de l’Espagne. Pareil pour les Iraniens, qui n’ont plus les moyens de leur politique. Les Russes œuvrent donc à une solution politique, avec ou sans Bachar. « Ils sont aujourd’hui prêts à forcer un compromis. La police militaire russe, présente à Alep, est notamment composée de sunnites tchétchènes et ingouches – explique Gilles Kepel. C’est pourquoi les rebelles leur font confiance. » L’importance de cet axe russo-sunnite n’amènerait pas pour autant les Russes à lâcher le monde alaouite, ni les Kurdes. « Ne serait-ce que pour garder un levier sur les Turcs. » Lesquels « mènent une politique extrêmement cohérente » en étendant leur présence dans le nord-ouest syrien, au détriment des zones kurdes.
Rojava
Pour Le Monde diplomatique, Mireille Court et Chris Den Hond sont allés enquêter dans le Kurdistan syrien, où s’est constituée la Fédération démocratique de la Syrie du Nord, que les Kurdes appellent aussi Rojava. La région est en discussion avec le pouvoir syrien pour organiser son autonomie mais elle reste dans l’angle mort du régime comme une solution provisoire pour se délester d’un front supplémentaire. Pourtant la démocratie communaliste, basée sur des conseils communaux et des assemblées régionales élues avec un quota de femmes et de représentants des communautés non-kurdes – arabes et chrétiennes syriaques – constitue la seule alternative existante à la dictature en place dans le pays. « Nous sommes la véritable opposition – souligne Ilham Ahmed, qui préside l’exécutif du Conseil démocratique syrien, la branche politique des Forces démocratiques syriennes (FDS), qui contrôlent tout le nord-est de la Syrie. Cette Kurde originaire d’Afrin ajoute que « la plupart des groupes armés sur le terrain sont des extrémistes et ils ont le soutien de la Turquie ». Et elle défend le projet d’autonomie de cette alliance kurdo-arabe en appelant de ses vœux « une nouvelle Constitution dans laquelle la décentralisation sera inscrite ».
Réfugiés yézidis
On connaît la contribution essentielle des combattantes et combattants kurdes à la défaite de l’organisation État islamique et le prix du sang payé pour défendre des populations menacées, comme les Yézidis. Matthias Somm est allé enquêter sur la détresse des rescapées yézidies au camp de Dohuk, en Irak, pour le site de l’hebdomadaire Le Point. La peur, l’effroi hantent encore ces femmes capturées alors que leurs hommes – pères, maris, frères – ont été massacrés par les djihadistes de l’État islamique. Leur très ancienne religion, liée au culte à mystères de Mithra, est considérée comme diabolique par les fondamentalistes islamistes, qui ne reconnaissent aucun passé antérieur à la révélation. Pourtant une forme de syncrétisme leur a permis de maintenir leur croyance au sein d’un islam ouvert aux variantes pendant des siècles. Aujourd’hui, à l’hôpital du camp de Dohuk, sur lequel flotte un drapeau kurde en signe de protection, on tente de se prémunir contre les tentatives de suicide. « La vie est longue dans le malheur, dit un proverbe. Coincées dans les camps du Kurdistan, ces femmes ne peuvent imaginer retourner à Sinjar », ne serait-ce que par peur que Daech ne revienne. Et parce qu’il n’y a plus rien : ni écoles, ni hôpitaux, ni infrastructures… Certaines d’entre elles ont décidé de se joindre à la plainte visant Lafarge, mis en examen en France pour financement d'une entreprise terroriste et complicité de crimes contre l'humanité dans le dossier de sa cimenterie syrienne.
Par Jacques Munier
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