

Le Monde ouvre ses pages idées au débat entre intellectuels de gauche sur le mouvement des gilets jaunes.
Nicolas Truong cite un texte à paraître d’Alain Badiou, « une tribune à contre-courant de son camp, particulièrement révélatrice du conflit des interprétations » qui se développe. Pour le philosophe, le mouvement des gilets jaunes n’est pas révolutionnaire « mais bien réactionnaire, comme l’était pour Marx, en 1848, la classe moyenne qui combattait la bourgeoisie. Car une légitime colère contre la vie chère ne rend pas mécaniquement une insurrection révolutionnaire. Et une révolution peut être aussi bien rouge que brune, sociale que nationale. » Ce qu’il résume dans cette formule : « tout ce qui bouge n’est pas rouge ». Car « l’émeute en elle-même n’est pas émancipatrice », soulignait l’historien Patrick Boucheron, aussitôt critiqué par son collègue Gérard Noiriel, spécialiste des mouvements populaires, pour son manque « de compassion pour la misère sociale que ce mouvement a révélée ». Ludivine Bantigny estime quant à elle que ce mouvement a bien « une portée émancipatrice » : « ses participantes et participants s’engagent pour la justice fiscale et sociale, réfléchissent à ce que pourrait être une démocratie plus vivante, où chacune et chacun se sentirait vraiment représenté ». Et elle récuse les tentatives de le ramener à des précédents historiques, 1789, 1848, 1871, ou 1968, pour « laisser à l’événement sa dimension de surgissement, sa part d’inattendu et sa singularité ». « Tout ce qui s’écrit au dos des gilets dessine un récit politique inédit – ajoute-t-elle. « Nous sommes tous des hommes et des femmes politiques » : c’est une formulation d’une réelle acuité. Le politique n’est pas réservé aux gouvernants, il est un bien commun, res publica ». Se référant aux déclarations convergentes de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon sur le mouvement, Romain Goupil considère pour sa part que la collusion « entre le jaune, le rouge et le brun devient une réelle menace pour la démocratie. Tous surfent sur l’anonymat des réseaux sociaux qui permettent l’insulte, les menaces et la propagation de la haine ». À propos du slogan proféré dans les rangs des manifestants – « On est chez nous ! » – il rappelle que « c’est tout le contraire qui s’est passé en mai 1968. Universalistes, solidaires des opprimés, héritiers des résistants, révulsés par le souvenir de la barbarie nazie, nous étions avant tout des antifascistes. Et nous étions tous des juifs allemands ».
Une situation révolutionnaire se produit quand deux légitimités se font face sans horizon de conciliation. Patrice Maniglier
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Pour Patrice Maniglier « le mouvement des gilets jaunes est le premier mouvement social français, depuis Mai 68, voire depuis la fin de la guerre d’Algérie, à manifester un authentique potentiel révolutionnaire ». Selon le philosophe, le fait qu’il « agrège des identités sociales, culturelles et idéologiques suffisamment hétérogènes pour qu’on ne sache plus qui est susceptible de le rejoindre » lui confère le caractère de « masse » que Gramsci avait à l’esprit lorsqu’il parlait d’« hégémonie pour désigner ce phénomène par lequel, au cours d’un processus révolutionnaire, les éléments d’une classe particulière (il pensait aux ouvriers russes de 1917) prennent en charge aussi les intérêts de classe d’autres segments de la population (ainsi de la paysannerie russe) ». Conclusion : si le mouvement des gilets jaunes « prétend incarner le peuple, ce n’est pas parce qu’il est majoritaire, mais parce qu’il est indéfini ».
Gilets jaunes et feux de palettes
Indéfini mais pas forcément « non identifié » comme le montre une étude de la Fondation Jean Jaurès.
Si les femmes gilets jaunes exercent souvent des métiers liés aux services à la personne, chez les hommes, la présence des caristes dans le mouvement est très révélatrice des effets de la désindustrialisation.
Le « care » d’un côté, les caristes – soit les conducteurs d’engins de manutention – de l’autre : l’économie des services et la logistique illustrent « la descente en gamme des emplois populaires ». Du coup, le gilet jaune peut apparaître comme le nouveau bleu de travail, ce qu’il est effectivement pour nombre d’entre les manutentionnaires, livreurs ou chauffeurs routiers. Le point commun entre ces métiers, c’est la pénibilité. Et il n’est pas étonnant que leurs emblèmes soient recyclés dans le mouvement.
Véritable couteau suisse de la mobilisation, les palettes ont été détournées de leur fonction d’entreposage et utilisées comme barrage, comme combustible pour alimenter les feux allumés dans les campements ou encore comme matériau de construction des cabanes qui ont été érigées sur les ronds-points.
Les pages Débats de L’Humanité posent avec Danielle Tartakowsky la question du recours à la manifestation comme moyen d’expression et d’action collective. Jérôme Lèbre estime qu’à côté des traditionnels défilés, les blocages ou occupations ont renouvelé le répertoire. Le philosophe évoque Occupy Wall Street ou « Nuit Debout », les nouveaux modes d’habitation à Notre-Dame-des Landes et autres ZAD, et les ronds-points. « Plutôt que de figurer un « aller vers » qui n’atteint pas son objectif et se disperse à l’heure prévue, il vaut mieux manifester son droit à être-là, à tenir une position dans ce monde. »
Par Jacques Munier
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