

Le président turc a obtenu l’invalidation de l’élection à la mairie d’Istanbul d’Ekrem Imamoglu, du Parti républicain du peuple (CHP), la principale force de l’opposition.
Certes, rappelle l’éditorial du quotidien Le Monde, à peine 13 000 voix, sur quelque 10 millions de votants, séparent le vainqueur du candidat de l’AKP, le parti islamiste au pouvoir. « Mais les bulletins ont été comptés et recomptés. Et le Haut Conseil électoral, qui a annulé le scrutin au prétexte qu’un certain nombre de chefs de bureaux de vote n’étaient pas des fonctionnaires, n’a pas contesté l’élection des maires d’arrondissement qui, elle, a été à l’avantage de l’AKP. » Pour le président turc, lui-même ancien maire d’Istanbul, « cette défaite dans la cité qui fut son tremplin politique était un camouflet ». D’autant que « perdre cette ville qui concentre un bon tiers de la richesse nationale, c’est aussi priver l’AKP de capitaux et de fonds publics précieux pour nourrir entrepreneurs amis et clientèle ». M. Erdogan, qui se targue pourtant de tirer sa légitimité du suffrage universel, a donc « franchi un pas de plus dans le mépris ouvert des règles de la démocratie ».
Un populisme de droite
Dans les pages idées de Libération, la journaliste et écrivaine turque, Ece Temelkuran s’entretient avec Hala Kodmani de son dernier livre, Comment conduire un pays à sa perte (Stock). Elle y analyse les mécanismes à l’œuvre au sein des mouvements populistes ces dernières années à partir de l’exemple turc. Pour elle, la composante islamiste du pouvoir autoritaire en Turquie ne change pas fondamentalement la donne et identifier les points communs aux diverses formes de populisme de droite, c’est déjà les combattre. Les étapes pour prendre le pouvoir et s’y maintenir se ressemblent en effet : « détraquer la raison et affoler le langage ; dissiper la honte dans un monde marqué par la post-vérité ; démanteler les dispositifs judiciaires et politiques… » L’écrivaine insiste sur le lien avec le néo-libéralisme, qui caractérise les populismes de droite par rapport à ceux de gauche, outre les valeurs conservatrices que les premiers mettent en avant. Et elle justifie ainsi sa démarche comparative : « C’est important pour les peuples, indien, turc ou russe, sous l’emprise des populismes de droite de sentir qu’ils ne sont pas seuls dans leur situation. » Et cela vaut aussi pour l’Europe, où certains partis d’extrême-droite semblent se comporter comme les relais de l’influence russe pour miner la démocratie.
Un "soft power" religieux et politique
Sous cet aspect, le pouvoir turc n’est d’ailleurs pas en reste. Dans le FigaroVox, Laurent Bouvet dénonce le projet d’implantation d’écoles sur notre territoire, annoncé par le président turc, comme une forme de « soft power à la fois religieux et politique ». Pour l’auteur de La nouvelle question laïque (Flammarion), « Il est impératif que la France, comme les autres pays européens, prenne conscience du double défi que cela représente : islam politique et concurrence des modèles d’éducation. Et donc, en l’espèce, qu’elle refuse qu’Erdogan impose ainsi son islam sous couvert d’éducation. » C’est d’autant plus nécessaire eu égard à la volonté politique actuelle de « limiter sinon empêcher l’influence de courants islamistes étrangers sur nos concitoyens musulmans, surtout au moment où une partie d’entre eux se mobilise pour organiser un islam de France ». L’un des arguments du pouvoir turc repose sur l’existence de lycées français en Turquie, qui n’accueillent pas seulement les enfants d’expatriés mais aussi ceux de l’élite locale et notamment des dignitaires de l’AKP. En mode « représailles préventives », comme le révélait Le Point, dans le courant du mois d’avril les responsables de ces lycées français ont reçu plusieurs visites « modérément courtoises » des fonctionnaires d’Ankara, venus pour « contester les fondements légaux de la scolarisation d’enfants turcs dans ces établissements ». Mais l’enseignement qui y est dispensé « n’est évidemment pas confessionnel et ne témoigne pas d’une volonté de propagande auprès de tel ou tel public en Turquie ».
Littératures de résistance
La revue Siècle 21 consacre un dossier aux littératures de résistance en Turquie. Timour Muhidine évoque dans sa présentation une scène « underground » (« Yeralti » en turc) qui se développe : des revues alternatives et des fanzines qui ont vu leur nombre exploser depuis quinze ans, des petites maisons d’édition « innovantes et audacieuses » où l’on traduit notamment des langues européennes mais aussi asiatiques. C’est la vie des lettres à l’ombre « d’un pouvoir qui ne fait aucune place à la création littéraire ». La révolte du Parc Gezi en 2013 et sa répression ont joué comme un effet de bascule, aussi bien pour le pouvoir qui s’est radicalisé, que pour les opposants à ce vaste projet immobilier qui prévoit la destruction du parc Taksim Gezi, l'un des rares espaces verts du centre d'Istanbul. La contestation a nourri « une immense production spontanée de graffitis, de tweets, de chansons »… Pour Yigit Bener, elle a même engendré une langue nouvelle. Celle de l’humour, de la résistance, du partage, voire opposé la langue kurde ou celle des cailleras stambouliotes à la langue du pouvoir ainsi définie : « une langue qui fait la gueule ».
Par Jacques Munier
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