

Le programme de la visite du président français en Nouvelle-Calédonie prévoit demain une cérémonie à Ouvéa, le jour anniversaire de l’assaut, il y a trente ans, de la grotte où étaient retenus les gendarmes otages des indépendantistes kanak.
Emmanuel Macron effectuera samedi sur l'île « trois gestes de mémoire et de recueillement » silencieux, sans discours, devant la stèle commémorative de la gendarmerie de Fayaoué, théâtre de l'attaque, à Wadrilla, où ont été assassinés le 4 mai 1989 les deux leaders nationalistes Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné, par l'un des leurs, et à quelques mètres de là, devant le monument des 19 militants kanaks tués (ainsi que deux militaires) lors de l'assaut de la grotte.
La grotte d'Ouvéa
À l’époque, c’est un référendum – boycotté par le FLNKS – confirmant le maintien de l’archipel dans le giron français, qui avait mis le feu aux poudres. Dans cette île d’Ouvéa, majoritairement indépendantiste, des militants avaient pris d’assaut la gendarmerie dans l’espoir de déclencher l’insurrection générale, faisant quatre victimes et prenant en otage 27 gendarmes, dont la majorité seront progressivement libérés au cours de la négociation. À Paris, la cohabitation tendue entre Jacques Chirac et François Mitterrand, alors en campagne présidentielle et tous deux qualifiés pour le second tour, ne facilite guère la gestion de la crise. Matignon garde la main sur le dossier et rejette la volonté de dialogue du président de la République. Résultat : une opération militaire est lancée le 5 mai, 75 hommes montent à l’assaut de la grotte, pendant plus de 6 heures. 21 personnes trouvent la mort dans l’attaque : deux parachutistes et 19 indépendantistes, certains achevés d’une balle dans la tête après l’assaut. Pour Mediapart, Joseph Confavreux a mené l’enquête, rassemblant données et témoignages, sur ce qu’il désigne comme le « dernier massacre colonial de l’armée française ». Il cite l’anthropologue Alban Bensa, l’un des meilleurs connaisseurs de la Nouvelle-Calédonie, qui estime que
l’insurrection indépendantiste, marquée à ses débuts par une visite de Jean-Marie Tjibaou à Alger, a réveillé l’idée d’une ultime guerre coloniale que, cette fois, la France, après ses échecs en Indochine et en Algérie, pourrait gagner sans risque : le camp des colonisateurs français est majoritaire en Nouvelle-Calédonie, les indépendantistes ne disposent pas d’armement sérieux, ni d’armée. Dans les faits et les propos, l’ombre portée de la guerre d’Algérie sur la crise d’Ouvéa est tout à fait perceptible. Les prises d’otages relèvent en principe de la gendarmerie nationale. En plaçant l’affaire sous le commandement de l’armée, le gouvernement Chirac faisait, mais sans le dire, comme en Algérie, d’une question de maintien de l’ordre, une véritable entrée en guerre contre… une trentaine de nationalistes kanak.
De fait, côté Kanak, la plaie reste ouverte et tous les ans on célèbre la mémoire des victimes. La décision présidentielle de se joindre à l’hommage hérisse de nombreux habitants de l’île, à commencer par le président du Comité du 5 mai, Macki Wea, de la tribu de Gossanah, comme le rapporte Antoine Pecquet, l’envoyé spécial de Libération à Ouvéa. D’autres voient au contraire cette visite d’un bon œil.
Macron a peut-être des choses intéressantes à nous dire. Pourquoi le rejeter ? En trente ans, on pensait avoir évacué tout ça
déplore une mère de famille du sud de l’île. « Un compromis est-il possible ? » se demande Patrick Roger dans Le Monde. L’envoyé spécial du quotidien ajoute qu’il « serait du plus mauvais effet que la visite du chef de l’Etat à Ouvéa en ce jour anniversaire de la date tragique du 5 mai se déroule sous haute surveillance policière et donne lieu à des manifestations de protestation ».
Culture kanak et citoyenneté calédonienne
Patrick Roger s’entretient sur le site du quotidien avec Alban Bensa, qui estime ce déplacement « totalement incongru ». « Le processus de réflexion sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie a été engagé, et bien engagé, par le premier ministre, grâce à une concertation approfondie avec toutes les composantes politiques de la Nouvelle-Calédonie. Des progrès sensibles ont été enregistrés grâce au climat de confiance qui a pu être établi. » Dans ce contexte, l’anthropologue craint que la visite présidentielle à Ouvéa n’exacerbe les tensions. Il revient sur l’accord de Nouméa, qui mentionnait la volonté de « restituer au peuple kanak son identité confisquée ». Et il souligne que « La culture kanak, c’est un ensemble d’attitudes qui continuent à structurer les relations entre les unités de parenté et territoriales », des attitudes ancestrales désormais « articulées à celles héritées de l’influence de la France, notamment dans le domaine politique.
Ainsi, il y a à la fois des chefs de clan et des élus. L’accord de Nouméa a structuré cette imbrication, avec en particulier la création d’un Sénat coutumier, de l’Agence pour le développement de la culture kanak ou d’autres institutions.
Par ailleurs, « l’amélioration des équipements, des infrastructures, des voies de circulation, des écoles, des hôpitaux » a multiplié les « espaces communs de vie sociale ». De même, le système scolaire, même décrié, offre « un espace de communication et de brassage ». Et donc les linéaments d’une « citoyenneté calédonienne ».
Par Jacques Munier
L'équipe
- Production