

Des dizaines de migrants sont souvent arrêtés en Italie et condamnés pour "aide au passage illégal de la frontière". A l'origine : de vrais passeurs libyens qui les obligent à mener un bateau à bon port sous la menace d'une arme. S'en prend-on aux vrais responsables de ce trafic ?
- Jalel Harchaoui Spécialiste de la Libye, attaché supérieur de recherches à Global Initiative against Transnational Organized Crime à Genève, ancien chercheur à l'Institut des relations internationales de Clingendael aux Pays-Bas
Ce 14 juillet 2015, Ousaineu Joof est le premier des 98 naufragés à débarquer dans le port de Palerme après avoir été sauvé des eaux par les gardes-côtes italiens au large de la Libye. Une ambulance l’attend sur le quai prête à le transférer à l’hôpital. Son estomac le fait tellement souffrir qu’il a été trouvé presque inconscient au fond du bateau au moment du sauvetage. Dans la connection-house – ces maisons ou hangars de transit où sont entassés les candidats au départ vers l’Europe – quelque part dans la région de Zuwarah sur la côte libyenne, on ne lui a donné à boire que de l’eau salée et à peine de quoi manger. Lorsque Ousaineu a repris connaissance, il a eu la surprise de voir des policiers se relayer à l’entrée de sa chambre d’hôpital :
J’avais l’impression qu’ils me gardaient. Alors j’ai demandé à un policier pourquoi ils étaient là. Ils m’ont dit que j’avais été accusé d’être le capitaine du bateau. Je leur ai répondu : « mais comment un malade dans mon état pourrait-il conduire un bateau ? » Ils m’ont dit qu’eux aussi avaient des doutes. Mais on avait témoigné contre moi. Je leur ai dit que j’avais payé pour venir jusqu’ici. Malheureusement la police m’a dit qu’elle ne pouvait rien faire pour moi, qu’ils ne faisaient qu’obéir aux ordres qu’on leur avait donné de venir me garder à l’hôpital.
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En vertu de la loi qui punit sévèrement l’aide au passage illégal de la frontière, la police italienne arrête systématiquement entre une et trois personnes à chaque débarquement en Sicile ou dans les ports du Sud de l’Italie, le conducteur présumé du bateau, le Scafisiti en italien, celui à qui l’on confie le compas et un autre, anglophone de préférence, à qui l’on charge d’appeler les secours avec le téléphone satellite une fois atteintes les eaux internationales.
De nouvelles embarcations et les véritables passeurs absents
Les passeurs libyens se sont adaptés au renforcement de la surveillance des frontières maritimes de l’Europe méridionale, ils n’utilisent plus de bateaux à coques dures qui nécessitent la présence à leur bord de professionnels de la mer et qui risquent d’être arrêtés par les navires de l’opération EU NAVFORMED ou les gardes-côtes italiens. Ce sont désormais des bateaux pneumatiques d’une douzaine de mètres de long que les passeurs surchargent en forçant jusqu’à 150 migrants à y prendre place en espérant être secourus au large de la Libye. Les chances de survie sont minces et aucun marin professionnel ne voudrait s’y risquer. Aussi les passeurs forcent-ils les migrants, souvent sous la menace de leurs armes, à conduire eux-mêmes les bateaux en leur enseignant en quelques minutes au moment du départ les rudiments du maniement du moteur.
C’est ce qui est arrivé à Fayeh Abdou, citoyen sénégalais, alors qu’il allait embarquer en direction de l’Europe depuis une plage libyenne :
J’ai payé mon argent au passeur, environ 250 euros. Nous avons embarqué au milieu de la nuit, nous étions plus de 80 personnes sur ce petit bateau pneumatique. Un Libyen a conduit le bateau pendant quelque temps avant de s’arrêter et c’est moi qu’il a désigné pour prendre la relève avant qu’ils ne repartent en Libye sur un autre bateau qui nous avait suivi. J’ai refusé. Il était armé et m’a menacé avec sa mitraillette. Je n’avais pas d’autre choix que de prendre la barre. Il m’a choisi simplement parce que j’étais placé à l’arrière. C’est un Gambien, un anglophone, qu’on a forcé à prendre le téléphone satellite.

Un risque de 7 à 10 ans de prison
Après une enquête sommaire conduite le jour même de son arrivée en Italie, sur la base de témoignages recueillis auprès d’autres migrants sur le même bateau, Faye est immédiatement incarcéré. Au contraire de la plupart des migrants dans son cas à qui l'on attribue un avocat commis d’office qui négocie avec le procureur pour réduire la gravité des charges du prévenu, Fayeh Abdou est défendu par Salvo Vitale, un avocat chevronné qui a décidé de défendre son client jusqu’au bout :
L'accord que les avocats commis d’office négocient avec le procureur n'est rien de plus qu'un aveu de culpabilité. Mois, je dois prouver l'innocence de Fayeh Abdou avec le risque qu’il encourt de, 7 à 10 ans de prison. Je fais ça pour que les choses changent en Italie. Parce que c'est l'opinion publique, ce sont les citoyens qui demandent leur condamnation. Il faut un bouc émissaire.
Fayeh Abdou a été condamné à trois ans et quatre mois de prison en première instance. Actuellement en résidence surveillée, son appel en cassation vient d’être rejeté. Il lui reste près de quatre mois à purger après quoi il sera expulsé vers le Sénégal où il sera de nouveau jugé pour le même forfait.

Des témoins qui semblent choisis en fonction de leur nationalité
Selon Cinzia Pecoraro, l’avocate d’Ousaineu Joof, les témoins interrogés pour dénoncer le conducteur du bateau par la police italienne sont choisis en fonction de leur nationalité, généralement originaires d’un pays dont les ressortissants ont peu de chance d’obtenir l’asile. En échange de leur témoignage, on leur promet une régularisation rapide. Paola Ottaviano, avocate, membre de la branche sicilienne de l’Association allemande Borderline Europe et auteure d’un rapport sur la question des passeurs présumés, abonde dans ce sens :
La principale raison pour laquelle des migrants coopèrent avec les autorités judiciaires, c’est qu’ils peuvent plus facilement obtenir les papiers nécessaires à leur régularisation sur le territoire italien. Cette possibilité d’obtenir assurément et rapidement des papiers les incite à témoigner contre le conducteur du bateau. En définitive cette collaboration avec les autorités judiciaires incite tout autant les migrants que la police à coopérer mutuellement.
Les témoins dont la validité du récit est sujette à caution pour avoir été recueilli dès leur arrivée en Italie dans un moment de grande vulnérabilité (tortures possibles en Libye, traumatismes vécus dans le pays d’origine ou pendant le sauvetage en mer, etc.) se sont souvent évaporés dans la nature au moment du procès de l’accusé et il est difficile pour la défense d’apporter les preuves de l’innocence du prévenu. C’est d’autant plus problématique lorsque le sauvetage a entraîné des morts et que l’accusé encourt la réclusion criminelle.
"La plupart du temps, ils ne sont pas libres, des Libyens lourdement armés les forcent"

Gigi Modica, juge au tribunal de Palerme, est l’un des premiers, en septembre 2016, à avoir acquitté des passeurs présumés impliqués dans un naufrage ayant entraîné la mort avant que le procureur ne fasse appel du jugement :
Nous étions là face à un cas de force majeure et les accusés n’étaient pas totalement libres de leurs choix quand ils ont décidé de conduire ce bateau. D’une certaine façon, ils ont été forcés à le faire par des Libyens en armes. J’ai le sentiment, d’après ce que j’ai pu lire dans la presse, de ce que j’ai vu moi-même, des procès que je suis ainsi que des échanges que je peux avoir avec mes collègues qu’il est très fréquent qu’on les accuse d’être des passeurs. Or la plupart du temps, ils ne sont pas libres, des Libyens lourdement armés les forcent à le faire. Et dans la mesure où ils ne sont pas libres, ils ne peuvent, selon moi, être condamnés à de la prison. Moi, je ferais la même chose si j’étais à leur place, je conduirais ce bateau.
“Le chasseur de migrants”
Surnommé “le chasseur de migrants” dans un article de presse américain, Carlo Parini ressemble davantage à un flic à l’ancienne tout droit sorti d’un polar sicilien lorsque nous le rencontrons dans son bureau en désordre du tribunal de Syracuse dans le sud-est de la Sicile.

Il dirige le Groupe interarmes contre l’immigration clandestine et croule sous les dossiers de tous les passeurs qu’il a arrêtés depuis des années qu’il les traque. D’emblée, il se plaint du manque de moyens dont il dispose :
Le problème principal, c’est que notre groupe interarmes n’est composé que de trois personnes : moi et deux membres des gardes côtes italiens. C’est un travail très difficile parce qu’on en voit ni le début, ni la fin. Depuis que nous avons commencé, nous avons contrôlé plus de 170 000 personnes pour environ 700 arrivées, ce qui nous a permis d’identifier entre 550 et 600 passeurs ou membres d’organisations criminelles.

Carlo Parini le reconnaît lui-même, les personnes qu’il affirme ne plus toujours arrêter sont des jeunes gens contraints par les passeurs libyens de conduire ces bateaux :
Notre tâche et tout particulièrement ces derniers temps, a été d’identifier les conducteurs de petits bateaux. De nos jours, nous ne voyons plus ces gros bateaux qu’il y avait auparavant et qui étaient conduits principalement par des passeurs tunisiens ou égyptiens. Au lieu de quoi, nous sommes confrontés à de petites embarcations, des bateaux pneumatiques pour la plupart que des jeunes gens désargentés ou des aventuriers qui se portent soit volontaires ou sont forcés de les conduire. Si ces petits bateaux ne sont pas secourus à une distance de 15-20 milles de la côte libyenne, il y a de fortes chances qu’ils n’atteignent jamais leur but comme c’est très souvent le cas parce qu’ils ne sont pas adaptés à la haute-mer et n’ont pas les équipements requis pour entreprendre une si longue traversée. Il est bien connu que les bateaux pneumatiques se dégonflent le plus souvent et qu’ils ne peuvent pas naviguer très longtemps sans compter que leurs passagers sont rarement munis de gilets de sauvetage. En plus de ça, les jeunes gens qui conduisent ces bateaux n’ont aucune compétence en navigation et ne connaissent rien à la mer. Et donc, on peut dire que de nos jours, la traversée depuis la Libye se fait de façon assez téméraire et qu’il n’existe pas véritablement de trafic organisé.
"Nos seules sources d’information sont les migrants"
Sommé par sa hiérarchie de démanteler des “réseaux de passeurs”, Carlo Parini reconnaît que les nouvelles modalités de voyage des migrants conjuguées au chaos qui règne en Libye ne lui rendent pas la tâche facile :
Il n’y a rien de solide qui nous permette de penser que nous avons à faire à un système organisé. Avec la déliquescence de l’Etat libyen et ses institutions défaillantes, il n’y a pas vraiment de gouvernance sérieuse. Dans ce cadre, nous ne pouvons pas trouver d’interlocuteur fiable à qui adresser des idées ou des propositions et nous ne pouvons pas non plus collecter des renseignements qui pourraient nous être utiles pour comprendre comment le trafic fonctionne. Nos seules sources d’information sont les migrants. Ils sont souvent réticents à répondre à nos questions, arrivent ici complètement traumatisés d’autant que leurs derniers contacts avec les Libyens, ce sont ces hommes armés et menaçant qui les ont mis sur le bateau.
La culpabilité ou non des Scafistis, ces présumés-passeurs, varie selon l’appréciation des magistrats de Sicile ou du Sud de l’Italie devant lesquels ils sont jugés. Les acquittements sont rares. Selon Gigi Modica, le juge du tribunal de Palerme, le cas de force majeure est rarement retenu par ses collègues :
Généralement, les magistrats en Italie sont libres de déterminer ce qu’est la loi, ce qui est juste et équitable. Mais pour être honnête, je crois qu’avec les migrants, un juge doit faire preuve d’un peu de courage s’il veut aller un peu plus loin dans son investigation parce que c’est facile de condamner les accusés si vous n’enquêtez pas autant qu’il serait nécessaire et autant que vous le devriez. Et ce courage, je ne le vois pas chez mes collègues. Mais ce n’est qu’une impression, j’ai peut-être tort. C’est tout. Il y a des juges qui ont tenu compte de ma jurisprudence mais ce n’est pas cette tendance qui domine.

On estime qu'entre 1000 et 2000 passeurs présumés sont actuellement emprisonnés en Italie.
Reportage de Raphaël Krafft
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