Vous évoquez ce matin l’Etat d’urgence qui sera prolongé de deux mois, Philippe…
L’annonce en a été faite la semaine dernière par le Premier Ministre, l’Etat d’urgence décrété après les attentats de novembre dernier et qui avait déjà prolongé à deux reprises va de nouveau l’être jusqu’à la fin juillet, du moins si les parlementaires votent ce projet, ce qui ne fait guère de doute. C’est un sujet très important, Guillaume, même s’il a fait couler moins d’encre que la finale de la Coupe de la Ligue ou la mort de Prince… Il faut savoir en effet que l’Etat d’urgence se traduit concrètement par la suspension pure et simple d’une grande partie des garanties constitutionnelles – sous son empire, l’Etat peut ainsi assigner à résidence tout individu qui représente, (je cite), « une menace potentielle », ce qui est assez vague, et cela en dehors de toute procédure devant le juge, il peut aussi procéder, là encore en se dispensant de la traditionnelle étape judiciaire, à des perquisitions à toute heure du jour et de la nuit, il peut enfin interdire des réunions publiques, et même dans certains cas privées. En gros, l’Etat d’urgence, c’est le triomphe de la police administrative avec un risque sérieux d’arbitraire et de raison d’Etat dans le domaine très sensible des libertés fondamentales – et cela aura duré la bagatelle de huit mois si le texte est voté.
Huit mois, est-ce un record, Philippe ?
Non, l’Etat d’urgence a déjà duré plus longtemps que cela, mais c’était à une période extrêmement troublée de notre histoire, et sur un ressort géographique limité – concrètement, les départements d’Algérie avant 1962, au moment de ce que l’on appelait pudiquement « les événements ». Une seule fois la métropole s’est vu appliquer l’Etat d’urgence durant plus de huit mois, en fait pendant près de deux ans, ce fut après la tentative de putsch des généraux en 1961 – il faut savoir que cet unique précédent a finalement été jugé illégal quelques années plus tard par le Conseil d’Etat. La vérité est que, comme son nom l’indique, l’Etat d’urgence, aussi compréhensible soit-il pour faire face à une… situation d’urgence, n’est pas fait pour durer : une « urgence » de plusieurs mois, c’est un oxymore, ça n’a strictement aucun sens.
Mais peut-on nier que la menace terroriste nous rende durablement vulnérables, Philippe ?
Bien sûr que non, vous avez raison, Guillaume, cette menace n’est pas abolie, elle durera, et il faut naturellement en tenir compte, c’est la responsabilité du gouvernement et des forces de l’ordre. Mais on ne voit pas très bien en quoi cela requerrait l’état d’urgence permanent, on peut tout de même espérer que, en temps normal, et sans mesure d’exception, la police et la justice sont capables d’agir ! S’il est vraiment nécessaire de décréter l’urgence pour traquer et arrêter les méchants de tout poil, s’il faut suspendre les garanties constitutionnelles pour faire régner l’ordre, alors nous avons un très sérieux problème d’efficacité. J’ajoute que, hors les quelques jours qui ont immédiatement suivi les attentats de novembre, où l’état d’urgence n’était évidemment pas contestable, on n’a entendu parler d’aucun résultat spectaculaire qui n’aurait pas pu être acquis en période normale – d’ailleurs, quand on discute avec des spécialistes américains, ils confessent volontiers que les mesures d’exception coercitives prises après le 11 septembre 2001 n’ont que très marginalement aidé à la lutte anti-terroriste.
Mais alors pourquoi le gouvernement s’accroche-t-il à l’état d’urgence ?
Appelez cela principe de précaution, ou tout simplement trouille, Guillaume : le pouvoir est à peu près convaincu que ça ne sert pas à grand-chose, mais que sa hantise est de voir un attentat commis après l’éventuelle suspension de l’état d’urgence et que l’opinion lui en fasse alors grief sur le thème : vous n’avez pas tout fait pour empêcher ça. Cela se comprend, bien sûr, mais c’est un raisonnement qui, à mon avis, ressortit à la lâcheté, en tout cas qui fait bon marché des protections constitutionnelles inhérentes à une démocratie authentique et dont le Président et le Parlement sont les garants – je suis en tout cas heureux d’avoir vécu assez vieux pour voir la gauche, amie autoproclamée de la Liberté avec un grand « L », s’asseoir aussi tranquillement sur les libertés publiques !
Mais, concrètement, est-ce que cet état d’urgence pose problème aux citoyens, Philippe ?
D’abord, s’agissant de questions de principe, la question de la réalité de la contrariété n’est pas pertinente : soit nous avons une constitution et nous sommes un pays libre, soit ce n’est pas le cas, point final. Ensuite, je suis obligé d’admettre avec vous que cet état d’urgence n’empêche curieusement pas le déroulement d’un certain nombre de manifestations semblant pourtant porter en elles un risque évident au regard de cette menace terroriste qui est la justification officielle de la mesure. Quoi qu’on pense du mouvement, il est par exemple très étonnant que, en plein état d’urgence, on laisse tranquillement se dérouler les fameuses Nuits Debout. Encore plus surprenant, pendant l’Euro de foot, la Ville de Paris va organiser en juin sur le Champ de Mars une « fan zone » qui réunira, nous dit-on, jusqu’à 90 000 personnes – c’est assez surréaliste.
A l’arrivée, tout cela donne l’impression d’une grande légèreté : le gouvernement semble ne pas vraiment réaliser le caractère fondamentalement choquant de l’Etat d’urgence et, en même temps, il est si soucieux de ne pas faire de peine qu’il autorise tranquillement des rassemblements qui sont autant de sources possibles de mouvements de foule intempestifs, et autant de cibles pour nos ennemis – sincèrement, je ne vois pas qui peut trouver dans tout cela la moindre cohérence politique, intellectuelle ou opérationnelle !
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