

Que savons-nous de cette interrogation récurrente dans l’histoire de la philosophie : y a-t-il ou n’y a-t-il pas continuité entre l'Homme et l’animal ?
L’Homme et l’animal ont-ils ou non des "essences" différentes ? Cette interrogation possède deux versants. Le premier est épistémologique : il questionne ce qui fonde la démarcation entre ces deux habitants du monde vivant. Le second versant est éthique : il questionne les devoirs qui incombent à l’Homme vis-à-vis des animaux.
De l’évolution de la représentation des rapports entre l’Homme et l’animal
Au fil du temps, différentes doctrines ont tenté de répondre à ces questions. C’est ce qu’a voulu montrer le philosophe Gilbert Simondon, dont le livre intitulé Deux leçons sur l’animal et l’Homme retrace à grands traits l’évolution de la représentation des rapports entre l’Homme et l’animal : "Les Anciens, écrit-il, cherchaient à dire : ce qui est vrai de l'Homme est vrai en quelque mesure de l'animal [...] ; ensuite, le cartésianisme a affirmé : ce qui est vrai de l'Homme n'est vrai en aucune mesure de l'animal [...] ; enfin, les thèses contemporaines avancent que ce que nous découvrons au niveau de la vie instinctive, de la maturation, du développement comportemental dans la réalité animale, permet de penser aussi, en une certaine mesure, la réalité humaine".
Aujourd’hui, les découvertes de l’éthologie, qui est l’étude scientifique du comportement des espèces animales, modifient les contours de ces réflexions. Certains des critères habituellement utilisés pour distinguer l’Homme des animaux se trouvent déplacés ou relativisés. La notion d'animalité en vient à déborder sur celle d'humanité, et réciproquement, de sorte que l'animalité ne renvoie plus à la figure de l'altérité radicale.
"Parmi tous les mammifères, seul l’homme a des oreilles qui n’expriment aucune émotion"(Auden)
On peut bien évidemment continuer de souligner l’originalité ou la singularité de l’Homme par rapport aux autres espèces, par exemple en reprenant cet argument de Paul Valéry : "La grande variété d’actions que peut faire l’homme, écrit-il, par contraste avec l’activité animale, peut se rapprocher de la grande variété des combinaisons que son langage articulé peut faire". Ou cet autre argument du poète W.H Auden : "Parmi tous les mammifères, seul l’homme a des oreilles qui n’expriment aucune émotion". Reste qu’il n’y a plus de démarcation dont on puisse dire qu’elle serait "absolument absolue". La fameuse coupure anthropologique est ainsi devenue moins nette, et a même pris du plomb dans l’aile.
Prenons l’exemple de l’intelligence : ce qu’on a dit ou fait en son nom n’a pas toujours été très intelligent. Revenons sur le cas, à la fois consternant et cocasse, d’Albert Einstein. Aussitôt après sa mort, en dépit de l’opposition spécifique qu’il avait formulée de son vivant, son encéphale fut prélevé, puis découpé en deux cent quarante lamelles, lesquelles furent dispersées entre plusieurs institutions où elles furent minutieusement étudiées. De fieffés réductionnistes avaient formé l’espoir d’y détecter quelque particularité morphologique susceptible d’expliquer l’intelligence du père de la relativité comme s’il s’agissait d’une mécanique insolite qu’on allait enfin pouvoir démonter !
Les différentes façons qu’a l’intelligence de se déployer
Gardons-nous toutefois de toute moquerie, car nous ne nous montrons guère plus fûtés lorsque, poussés par je ne sais quel lyrisme, nous considérons que certains animaux excèdent ce qu’ils sont en projetant sur eux toutes sortes d’attributs arbitraires. C’est le cas de l’abeille, que nous avons symboliquement « surgonflée » en la soumettant à une overdose métaphorique. Nous l’avons décrite comme un puits de science et comme un modèle de vertu : elle serait dévouée, fiable, fidèle, altruiste, travailleuse, économe ; nous en avons fait l’emblème de la monarchie ou de l’empire, mais aussi de l’anarchie, de la démocratie et du communisme ; nous avons tiré de son comportement des leçons d’industrie, de domination, d’organisation, de piété, de chasteté ou au contraire de butinage ; nous la prenons en exemple lorsque nous parlons d’intelligence collective, ou bien de citoyenneté participative, ou d’intelligence systémique. Cela ne fait-il pas trop pour une seule petite bête ? De ces brèves considérations, tirons la leçon qu’il n’est pas toujours facile de parler intelligemment de l’intelligence, que celle-ci soit humaine ou animale. Il n’existe pas une, mais des intelligences, pas toujours commensurables les unes aux autres.
De ces brèves considérations, tirons la leçon qu’il n’est pas toujours facile de parler intelligemment de l’intelligence, que celle-ci soit humaine ou animale. Il n’existe pas une, mais des intelligences, pas toujours commensurables les unes aux autres. Les différentes façons qu’a l’intelligence de se déployer doivent être pensées comme la déclinaison des diverses ressources d’adaptation que se partagent les habitants du monde vivant. Habitants dont les conditions de vie et les contraintes environnementales, violemment hétérogènes, démultiplient la façon d’être, ici ou là, plus ou moins "intelligent".
(1) Gilbert Simondon, Deux leçons sur l’animal et l’Homme, Paris, Ellipses, 2004, p. 62-63.
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