Rencontre avec Antonio Altarriba, scénariste de bande dessinée et professeur de littérature française, alors que paraissent le dernier tome de sa puissante et sombre "trilogie du Moi", et "L'Epopée espagnole" qui retrace l'histoire d'un pays hanté par le franquisme, aux blessures encore ouvertes.
- Antonio Altarriba Romancier, scénariste de bande dessinée et de télévision espagnol, Professeur de littérature française à l'université du Pays basque.
Antonio Altarriba est espagnol, il est né à Saragosse en 1952. Il est francophone puisqu’il a été pendant de longues années Professeur de littérature française à l’Université du Pays basque. Mais il est aussi romancier, essayiste, critique de bande dessinée – il a d’ailleurs soutenu en 1981 une thèse sur la bande dessinée francophone contemporaine – mais il est surtout connu en France pour les bandes dessinées qu’il a scénarisées.
Après Moi, Assassin en 2015, et Moi, Fou en 2018, vient de paraître chez Denoël Graphic Moi, Menteur qui clôt un ensemble appelé "La trilogie du Moi", avec le dessinateur Keko. Et en même temps, cet éditeur, Denoël, a eu l’excellente idée de regrouper en un seul gros volume de 500 pages les deux récits qu’Antonio Altarriba a consacré à ses parents, avec le dessinateur Kim : L’Art de voler, qui raconte la vie de son père, et L’Aile brisée qui raconte celle de sa mère. Ces deux récits sont regroupés aujourd'hui d'un volume intitulé L’Epopée espagnole.
Plongée dans le XXème siècle espagnol
L'Art de voler et L'Aile brisée racontent l'Histoire de l'Espagne à travers les regards respectifs de son père et de sa mère. Dans ses deux récits, les parents de Antonio Altarriba racontent finalement bien plus que leurs propre vie, ils racontent un siècle d’histoire espagnole, à travers deux destins.
Ce sont deux livres qui permettent d'avoir un aperçu des deux Espagne. Du côté de mon père, on voit les inquiétudes sociales, politiques, à la recherche de l'égalité. Du côté de ma mère, c'est un regard conservateur, très religieux et marqué par la présence de l’Église. Et je crois que un livre fait écho à l'autre, l'un complète l'autre et même sur des scènes qui sont communes, on peut voir comment le regard d'une personne est différent du regard de l'autre personne qui le regarde. J'ai joué avec la double omniscience de ces événements qui continuent à marquer l'histoire de l'Espagne.
Antonio Altarriba
La Trilogie du "Moi" ou la cruelle vérité du langage
Antonio Altarriba publie en 2014 le premier opus de ce qui formera ensuite la "trilogie du Moi", Moi, Assassin. Cette série se termine avec Moi menteur, qui vient de paraître chez Denoël Graphic. Ce dernier tome est peut-être le plus politique, puisqu’il est centré sur des questions de communication politique, d'enjeux de pouvoir… Le héros s’appelle Adrian Cuadrado, il est conseiller politique. Et il y a bon nombre de vrais personnages, plus ou moins dissimulés dans ce livre. On y voit Steve Bannon, par exemple, l’ancien conseiller politique de Donald Trump, proche de plusieurs partis d’extrême droite européens. Mais on y voit aussi un Pedro Sanchis, qui dirige le Parti Socialiste des Travailleurs – faut-il rappeler que l’actuel chef du gouvernement espagnol s’appelle Pedro Sanchez, du Parti Socialiste Ouvrier… Un album qui commence par une mise en garde ambiguë : "Toute ressemblance avec la réalité politique espagnole entre 2016 et 2019 n’est qu’insidieuse coïncidence".
Le livre est inspiré directement d'événements réels. Les espagnols vont tout de suite pouvoir identifier les personnages. (…) Le premier volume est un assassin qui cherche une radicalité dans la vérité artistique, qui combat l'imposture intellectuelle, un défenseur de la cruelle vérité qui n'aura pas une belle carrière à la fin de cette trilogie. Il y a d'un côté le mensonge, et de l'autre côté le pouvoir, et les deux se côtoient. J'ai utilisé cette phrase de Machiavel "Gouverner, c'est faire croire" et d'une certaine façon, le prince pour gouverner, doit connaître l'art de mentir. Cette série s'appelle "la trilogie du Moi" parce qu'il y a trois protagonistes différents qui se situent dans la marginalité sociale (l'assassin, le fou et le menteur). Ce sont des éléments que nous refusons de façon hypocrite dans notre société. Ce sont des personnages qui sont narrateurs, ils s'accompagnent de récits où les protagonistes essaient de justifier leur comportements, avec un discours qui entre en contradiction avec les images.
Antonio Altarriba
La trilogie se déroule dans la ville basque Vitoria-Gasteiz (où réside actuellement Antonio Altarriba), et elle est traversée par un questionnement sur la vérité et le langage, l'art et le pouvoir. Chaque album est "défini" par une couleur, entouré d'un noir et blanc extrêmement franc. Le rouge pour l’assassin, le jaune pour le fou et le vert pour le menteur. La symbolique de ces couleurs est complexe et équivoque. Dans ce dernier volume, Moi, Menteur, plus que dans les autres, les décors sont hyper réalistes, et semblent faits d’après des photos. Le dessin de Keko est un noir et blanc extrêmement contrasté, violent, à l'image de cette sombre trilogie.
Dès le début, quand j'ai eu l'idée de cette trilogie, j'ai pensé immédiatement à Keko comme le seul dessinateur qui pourrait rendre cette atmosphère très noire. Keko est le maître du noir et blanc espagnol, il travaille avec des masses de noir très contrastées, créant des effets et des atmosphères qui conviennent très bien à cette idée de noirceur gothique. Et j'ai voulu mettre en évidence une ville que je connais bien, et voir comment dans une ville de province comme Vitoria, on peut trouver la source du mal, de la conspiration, du complot et les conséquences de certains comportements de grandes corporation qui ont une incidence très claire à Vitoria comme ailleurs en Espagne.
Antonio Altarriba
L'héritage d'un père
Antonio Altarriba a raconté l'histoire de son père dans L’Art de voler, une vie centrée sur la guerre civile espagnole. Son père a toute sa vie essayé de voler, de s’élever, mais tout finissait par retomber, par s’écrouler : les voitures, les orgasmes, les affaires, les idéaux… Et il s’est finalement jeté par la fenêtre du 4ème étage de sa maison de retraite, à 90 ans. Et là, il a volé. De son père, Antonio Altarriba a hérité d'une autre langue, le français, et d'un esprit critique et idéologique.
J'ai passé ma vie au centre de la culture française qui m'a construite davantage que la culture espagnole, et ça je le dois à mon père. Mon père passe en France en 1939 après le Guerre Civile, il y reste une douzaine d'années en exil. Tout petit, mon père me parlait français. Il m'a laissé une culture fondamentale pour moi. Et d'un point de vue politique et idéologique, je peux me considérer comme un anarchiste, pas celui des années 1930, un anarchisme plus intellectuel comme celui de Paul Valéry, qui considérait l'anarchisme comme un effort permanent face à l'invérifiable et l'injustifiable du pouvoir. Il faut se méfier du pouvoir.
Antonio Altarriba
Musiques
- Le chant En el barranco del lobo
L'équipe
- Production
- Réalisation
- Collaboration