Il a donné son nom à la plus prestigieuse récompense américaine en bande dessinée, Will Eisner est un génie incontesté du 9ème Art, inventeur du roman graphique. Retour sur une œuvre pionnière et mystérieuse avec la commissaire Mathilde Kienlen et l'historien Jean-Pierre Mercier.
- Jean-Pierre Mercier Historien de la bande dessinée
- Mathilde Kienlen Libraire et galeriste
Le Rayon BD revient aujourd'hui aux prémisses de la bande dessinée telle qu'on la connaît aujourd'hui, en s'intéressant à l'œuvre foisonnante d'un des plus grands auteurs de bande dessinée du 21ème siècle : Will Eisner, à l'occasion d'une double actualité. La première est une exposition visible au Musée Thomas Henry, jusqu'au 29 août à Cherbourg, qui s'inscrit dans le cadre de la 10ème Biennale. Et la seconde est la parution d'une intégrale, celle d' Itinéraires d'un rêveur aux éditions Delcourt.
Will Eisner, l'esprit du noir et blanc
Après la grande exposition qui lui a été consacrée à Angoulême en 2017, sous le commissariat de Jean-Pierre Mercier, l'exposition de Cherbourg, qui referme un "cycle américain" (après Winsor McCay et Jack Kirby notamment) présente une centaine d’œuvres originales de Will Eisner, et la plupart sont centrées sur la ville de New York, là où il a grandi, fils d’immigré juif, né d'un père autrichien, et d'une mère roumaine, un thème central sur lequel insiste l’exposition. Le New York de Will Eisner est un New York générique, représenté avec une grande économie de moyens, un style graphique singulier, qui arrive, en quelques éléments de décor, à faire revivre toute la ville.
On a beaucoup rapproché Will Eisner avec le cinéma. Mais il y a un élément biographique important, c’est que dans sa jeunesse, il voulait faire du théâtre. Il a cette sensibilité de poser le décor avec des éléments extrêmement forts comme on est capable de le faire au théâtre. On retrouve ça dans les deux parties de son œuvre, aussi bien du côté du Spirit, où effectivement il pose les éléments d’une ville mais aussi dans la partie roman graphique à partir des années 1970, là aussi il travaille sur quelques éléments très simples. Il a toujours eu le talent de créer une atmosphère, de résumer un endroit avec très peu d’éléments graphiques.
Jean-Pierre Mercier
L'indémodable et iconique The Spirit
C’est à l’âge de 23 ans, en 1940 que Will Eisner crée le grand personnage The Spirit, à un moment de grande émulation dans la bande dessinée américaine, où naissent également Superman ou encore Batman et Captain America - The Spirit est une œuvre impossible à trouver en français aujourd’hui, et qui rend cette œuvre encore très mystérieuse, l’appel est lancé aux éditeurs - De son vrai Denny Colt, le Spirit fait figure de anti-héros, qui a marqué toute une génération d'auteur de bande dessinée, notamment de l'underground comme Robert Crumb ou Jack Kirby pour ne citer qu'eux. Will Eisner est aussi un exemple unique dans la bande dessinée, qui à la fois un fabuleux auteur et un homme d’affaire redoutable. Jusqu’à son dernier jour, il a possédé les droits du Spirit.
Le Spirit n’est pas un super héros. A l’époque le terme n’existait pas d'ailleurs, on les appelait "costume heroes". La commande a été passée à Eisner de créer un personnage pour les journaux, et on lui a demandé qu’il ait un costume et des super-pouvoirs. Il s’est battu pour imposer l’univers du roman policier, il voulait travailler la réalité contemporaine, et la ville de New York qu’il connaissait bien. Comme le contrat était intéressant, le commanditaire lui a dit "il faut qu’il ait un costume !". Et la légende veut qu’il lui a juste rajouté un masque autour des yeux, et ce fut son costume.
Jean-Pierre Mercier
Il est du côté du bien, il est souvent en relation avec des femmes fatales qui essaient de le mener dans le côté sombre de la force. Il résiste toujours, il est lié d’un amour sincère à la fille du commissaire. C’est un héros qui se bat pour le bien commun, il n’est pas invincible contrairement aux super-héros de son époque. La série joue sur beaucoup de registres différents : la romance, l’humour, la satyre, la parodie, elle est extrêmement riche.
Mathilde Kienlen
Will Eisner a-t-il inventé le roman graphique ?
Après avoir arrêté pendant un temps la bande dessinée, Will Eisner revient en 1978 à la bande dessinée avec A contract with God (traduit en français par Un bail avec Dieu), et ce livre est sous-titré "a graphic novel", en français "un roman graphique". Mais Will Eisner est-il vraiment le père du roman graphique ?
Il travaillait sur "A contract with God" en même temps que Art Spiegelman travaillait sur "Maus", ils travaillaient ensemble. Ils étaient animés par la même envie de raconter une histoire qui ne soit pas une bande dessinée classique et de chercher quel était le bon format au sens français du terme et de se rapprocher le plus possible du roman en réduisant le format et en travaillant sur la pagination. Les deux livres sont sortis à quelques mois l'un et l'autre. Ce n'est pas lui qui a inventé le terme, il a dit qu'il l'avait trouvé dans un article critique américain. Il a, avec Art Spiegelman, inventé le format du "graphic novel", enfin … ils ont réinventé le format, en prenant la suite d'auteurs comme William Gropper qui avait déjà utilisé ce format dans les années 1920 et 1930.
Jean-Pierre Mercier
Hommage à Nikita Mandryka
Créateur du personnage le concombre masqué, et fondateur avec Gotlib et Claire Bretécher de L'écho des Savanes au milieu des années 1970, Nikita Mandryka est mort à Genève le 13 juin 2021. Mandryka est l'auteur d'une œuvre extrêmement inventive, pleine d'absurde, de philosophie et de symboles.
C’est un personnage tout à fait atypique, Mandryka fit partie de cette petite cohorte d’humoriste qui sont plus anglo-saxons, qui travaille sur le non-sens, et ça a beaucoup à voir avec sa propre histoire. Il était complétement inattendu, ses bandes dessinées fonctionnent sur le jeu de mots, et le rêve, il était totalement sincère, son grand sujet était la psychanalyse. Il avait un esprit de liberté incroyable. Il utilisait le dessin comme il utilisait le langage, il le tordait pour réussir à faire ce qu’il avait à faire, c’était un dessin très rond, du côté de Crumb, d’une virtuosité paradoxale.
Jean-Pierre Mercier
Musiques et archives
- Nikita Mandryka dans l'émission Apostrophe, de Bernard Pivot en 1982
- Bande annonce du film The Spirit, réalisé par Frank Miller en 2008
L'équipe
- Production
- Collaboration
- Réalisation