300 intellectuels et artistes bretons de renom ont signé une lettre ouverte pour dénoncer la constante francisation des noms de lieux en Bretagne. Un petit détail qui touche à quelque chose d’essentiel disent les signataires : le droit à la diversité culturelle. Reportage.
Comme une traînée de poudre, la colère est partie d'un conseil municipal du 27 février 2019 à Telgruc sur mer. Cette commune de 2 124 habitants située dans la péninsule de Crozon, dans le Finistère, venait d'adopter 32 nouveaux noms de rues. 32 appellations, sorties de l'imagination du maire, avec pour thèmes les oiseaux, la minoterie ou la mer. Seulement, aucun de ces noms n'est en breton. Dans les années 1960, la mairie avait déjà inventé 19 nouveaux noms de rue mais elle en avait gardé 6 en breton.
Je ne comprends pas cette polémique. C'est le pouvoir du maire de nommer les rues. Je n'allais pas faire un référendum ou des commissions pour en décider ! Il y a des choses bien plus importantes non ?
Dominique Le Pennec, maire de TelgrucPublicité
Mais dans un monde globalisé, la micro-toponymie permet parfois de mieux se situer et la différence culturelle est pour beaucoup une question d'identité.
La francisation des noms de lieux : un ethnocide ?
La polémique est ancienne. Il y a dix ans déjà, le président du Conseil Régional de Bretagne, Jean-Yves le Drian avait sommé la Poste de respecter les adresses écrites en breton. Les machines de tri postales étaient considérées comme responsables d'une francisation abusive des noms de lieux parce qu'elles n'étaient pas capables de reconnaître les caractères spécifiques de la langue bretonne. À l'époque, la Poste s'était défendue en disant que ses agents prenaient le relais dans ce cas là, et qu'il n'y avait jamais eu de pressions sur les mairies pour changer les noms de lieux bretons et rendre les adresse plus "lisibles".
Mais dix ans plus tard, le même sujet semble drainer la même polémique. Depuis le printemps, des associations de défense de la culture bretonne ( EOST, Kevre Breizh, Ar Falz) s'insurgent contre la décision du conseil municipal du village de Telgruc-sur-mer d'inventer des noms de rues en français sur un site urbanisé où le cadastre napoléonien (qui date de 1831) donne pourtant des noms de lieux d'origine.
Ce sont des noms très poétiques et qui nous renseignent sur ce qu'il y avait là, autrefois. Par exemple, le champs du poulain, le jardin des abeilles ou encore la terre des marais salants, dont le nom dit que la mer remontait jusqu'ici, avant. Il n'y a rien à inventer pour nommer ces nouvelles rues, tout est sur le cadastre. Mais à la place, le maire nous a mis des noms d'oiseaux insipides. Il y a même une rue des pélicans, un oiseau qui vit sous les tropiques ! Ce n'est pas au maire de laisser sa marque sur nos territoires. Nous ne sommes que des passeurs de mémoire.
Jean Pierre Kemener, professeur d'allemand à la retraite et président d'EOST (Etudes ouvertes sur Telgruc).
Jean-Pierre Kemener a été le premier à alerter le réseau culturel breton. Depuis 20 ans, au sein de son association, il a mené tout un travail scientifique pour recenser la micro toponymie autour de sa commune. Il a publié plusieurs ouvrages sur le sujet et depuis plusieurs années, il n'a cessé de proposer ses conseils à la mairie. Las, devant la plage de Trez Bellec, sur une butte face à la mer, des rues des sternes, du moulin, de la mer, viendront remplacer les noms des anciens villages : Kergariou, le Caon, le Ped ou Penquer.
Très vite, Jean-Pierre Kemener a pensé que comme en 2009, c'était une décision de la Poste. L'entreprise publique conseille effectivement les mairies sur toutes les questions d'adresses et de raccordement postal. Depuis 10 ans, 600 communes se sont payées un audit de la Poste sur ce sujet d'utilité publique.
Jamais nous n'intervenons dans la décision de renommer des rues. Nous pouvons suggérer de le faire pour des raisons d'homonymie comme nous insistons sur la nécessité d'avoir des numéros pour les adresses dans les lieux-dits. C'est indispensable pour le service postal mais surtout pour l'intervention rapide des secours.
Olivier Colin, directeur exécutif colis et courrier de la Poste en région Bretagne
À Telgruc, dans le cadre d'une convention de plusieurs milliers d'euros, la Poste a ainsi alerté le maire en juillet dernier sur une trentaine de rues qui devaient être renommées pour cause d'homonymie. De là, sans doute, est partie l'idée que l'entreprise publique a voulu imposer le français en place du breton.
Début septembre, une lettre ouverte de 300 grands intellectuels et artistes bretons (dont Mona Ozouf, Yann Tiersen, Alan Stivell, Yvon Le Men) dénonçaient "les injonctions de l'administration publique qui organise la débretonnisation par idéologie jacobine". Les signataires appelaient à un sursaut collectif, à une prise de conscience de l'importance de la langue bretonne, pourtant protégée par l'Unesco.
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Le maire de Telgruc, Dominique Le Pennec, en a finalement convenu auprès de France Culture : la Poste n'y est pour rien. Le choix des noms de rues en français est subjectif : c'est le sien. Il ne comprend pas la levée de boucliers que cela suscite. Il rappelle que la mairie a été taguée en juin, qu'il a reçu des menaces de mort. Il dénonce des "extrémistes nationalistes".
Si la langue bretonne n'est pas enseignée et si elle n'est plus visible en Bretagne alors elle va disparaître, c'est inéluctable. Et c'est un problème qui dépasse la Bretagne. Partout en France, les spécificités locales sont gommées ou réduites au folklore. Les noms de lieux d'origine sont remplacés par des milliers de rues des mimosas, de rues des pins ou de rues des lilas. C'est un véritable ethnocide, c'est à dire la destruction d'une culture par un autre qui se veut dominante. En conséquence, les citoyens ne se sentent plus reliés nulle part et craignent d'autant plus la mondialisation.
Jean Pierre Kemener, président d' EOST
Le breton, une langue morte ?
La langue bretonne n'est pas du folklore, sinon ce serait une langue morte. Moi je ne suis pas bretonnant mais cette langue fait partie de mon patrimoine familial et personnel. Je l'ai entendue enfant et cela a été déterminant dans ma formation et dans mon métier aujourd'hui. C'est pour cette raison que j'ai signé cette lettre ouverte.
Yvon Le Stum, historien et conservateur du Musée départemental breton de Quimper
Pourtant, la langue bretonne est de moins en moins parlée. Il ne reste plus que 207 000 locuteurs bretons en Bretagne, soit 5,5% de la population. Une étude inédite menée en juillet 2018 par le Conseil Régional de Bretagne montre que l'âge moyen des bretonnants a augmenté de sept ans et demi en dix ans et atteint aujourd'hui 70 ans. Elle montre aussi que 73% des bretons interrogés souhaiteraient que le breton soit enseigné à l'école publique en Bretagne.
Depuis le regain pour les écoles Diwan (qui enseignent en breton) au début des années 2000, l'idée que la langue bretonne est en grand danger d'extinction semble oubliée. D'autant que depuis les années 2000, le goût pour la culture bretonne ne faiblit pas. En témoigne le succès des festivals, et même la fréquentation du petit Musée départemental breton qui accueille chaque année à Quimper pas moins de 45 000 visiteurs.
Je pense qu'il faut faire confiance à la culture bretonne. Depuis le XIXe siècle, nombreux ont été ceux qui ont annoncé sa fin. Pourtant chaque fois elle a rebondi, via des artistes et des entrepreneurs et surtout l'attachement à cette terre.
Yvon le Stum, conservateur du Musée départemental breton de Quimper
Seulement, cela passe par une prise de conscience et par une résistance culturelle même dans les petits détails. Les signataires de la lettre ouverte et les associations culturelles bretonnes dénoncent la francisation silencieuse en cours en Bretagne. Des noms de rue ont été francisés (à Pleyben, Plogonnec) sans provoquer de remous dans la population. Certaines communes, ont adopté un nom bien français lors d'un regroupement. C'est le cas d'une commune nouvelle en Côtes d'Armor, qui regroupe trois communes historiques qu’étaient Ploubalay, Plessix-Balisson et Trégon. La commune nouvelle se nomme « Beaussais-sur-mer ». Un choix qui s'est fait suite à une consultation de la population.
Pourtant dans certaines régions de Bretagne, la résistance s'est organisée autour des noms de lieux. C'est le cas dans le Trégor, toujours en Côtes d'Armor, où depuis 20 ans l'UDB ( Union Démocratique Bretonne) est présente dans les conseils municipaux. Dans cette partie, la plus bretonnante de la région Bretagne, tous les noms de rues sont écrits en bilingue avec toute la signalétique.
Il a fallu se battre, à chaque conseil municipal, parfois même contre des élus bretons qui nous taxaient d'archaïques.
Jean Jacques Monnier, historien, membre de l'UDB et pendant 20 ans au conseil municipal de Lannion.
Vers un renouveau du régionalisme ?
La culture bretonne souffrirait donc d'un manque d'engagement politique? L'idée est défendue par le député du Morbihan Paul Molac. Ancien membre LREM à l'Assemblée Nationale, il a quitté en 2018 le mouvement En Marche dont les politiques mises en place s'apparentent selon lui à "une reprise en main du pouvoir central et certainement pas à une dévolution". Pour défendre son idée d'un régionalisme doux, qui ne s'apparente pas à de l'indépendantisme mais à une forme d'autonomie pour les régions, il a créé un groupe parlementaire, Libertés et Territoires. Mais il peine aujourd'hui à convaincre une Assemblée Nationale à l'histoire profondément jacobine.
La question du régionalisme est un sujet qui n'intéresse pas les députés et encore moins le gouvernement. Pourtant dans les territoires, c'est une revendication croissante.
Paul Molac, député du Morbihan
Pour répondre à ce décalage, un groupe de géographes de l'université de Lorient tente de concevoir une autre manière moins simpliste d'organiser la géographie et l'économie de la France. Aujourd'hui, la France est divisée entre les villes où l'on travaille et la campagne, la mer ou la montagne qui sont des terres de loisirs pour les urbains stressés. La Bretagne, qui affiche un faible taux de chômage, s'est concentré sur l'économie redistributive via l'accueil de touristes ou de retraités. Un type d'économie souvent saisonnière qui ne crée pas assez d'emplois à long terme susceptible de conserver des familles dans les villages. Résultat, le taux de chômage est certes faible, mais parce que les jeunes ont été contraints de quitter leur région.
La solution serait de revenir à une économie productiviste, c'est à dire inventer des activités reliées à nos ressources primaires. Ce serait une manière de mieux s'affirmer dans une économie mondialisée et normalisée. Dans ce sens, l'attachement à la terre et donc aux noms de lieux authentiques et à leur histoire est essentielle.
Yves Lebahy, géographe, auteur de Où va la Bretagne, aux éditions Skol Vreizh
Autre solution, portée par le député Paul Molac depuis 1994 : la dévolution de l'éducation au sein des régions, comme c'est le cas dans bien des pays européens. L'enseignement pourrait alors véritablement se mettre en place notamment parce que les enseignants seraient formés en français et en breton dés le début de leur cursus. Mais pour l'instant, cette idée ne convainc pas l'Education nationale.
Si la solution est politique, que fait donc la région dans tout ce débat ? La région n'investit que 1% de son budget dans l'enseignement du breton. Elle porte également l'Office public de la langue bretonne qui tente de protéger le patrimoine linguistique et qui a développé le bilinguisme dans la vie publique en Bretagne. Reste que ses pouvoirs sont modestes. Malgré l'ambition de défendre la culture bretonne, la région Bretagne est souvent empêchée par le pouvoir central et ses convictions jacobines.
Il est temps que cela change. Moi, je ne supporte plus ce discours jacobin qui veut qu'une culture dominante doit prendre le pas sur une culture minoritaire. La diversité culturelle est une richesse et non une atteinte à une identité française fantasmée. Aujourd'hui, je me sens 100% français, 100% breton et 100% européen et je demande à la République de me garantir ce droit de vivre ma part bretonne. En 2019, alors que nous avons l'exemple de l'Allemagne fédérale, de l'Espagne et de l'Italie régionalisée, en France nous restons bloqués sur des modèles napoléoniens. Pour moi aujourd'hui, le jacobinisme est non seulement une idée dépassée mais c'est une idée de ploucs !
Jean Michel le Boulanger, maître de conférence à l'Université de Lorient, vice président de la région Bretagne et auteur de Éloge de la culture en temps de crise aux éditions Apogée (2017)
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